« Lors de l’élection en Pologne, trois batailles décisives pour l’avenir de l’Europe »

En organisant une élection qui enfreint des normes démocratiques fondamentales, la Pologne va glisser encore plus profond dans l’abîme.

Également disponible en

La Pologne est l’avenir de l’Europe – ou, du moins, les choix qu’elle s’apprête à faire vont mettre l’Europe face à des questions qui détermineront son propre avenir. Trois grandes batailles sont en train de se jouer.

La première voit s’affronter la démocratie et l’autoritarisme. La pandémie a ouvert la voie à une dérive antilibérale : dans de nombreux pays, l’instinct de l’exécutif est de vouloir s’emparer du pouvoir, au détriment des libertés civiles et du respect de la vie privée. Même les démocraties les mieux établies ne sont pas à l’abri de ces tentations.

Mais dans les pays qui ne disposent pas de bases démocratiques solides, c’est l’avenir de la démocratie elle-même qui est en jeu – et la Pologne est au bord du gouffre. Bien que le pic de la pandémie n’ait pas encore été atteint, le gouvernement national-populiste du parti Droit et Justice (PiS) s’en tient toujours à son projet d’organiser une élection présidentielle le 10 mai. Son objectif est d’assurer la victoire du président sortant, Andrzej Duda. Les dirigeants du parti savent que la crise économique qui suivra le pic de l’épidémie risque de nuire à la position de ce dernier, fidèle exécuteur des volontés de Jaroslaw Kaczynski, le chef du parti. Ce que Droit et Justice présente comme le respect des procédures démocratiques n’en est en réalité qu’un simulacre. Il n’y a pas de campagne à proprement parler, car les réunions publiques ne sont pas autorisées. Le Parlement a révisé le 6 avril la loi électorale afin que le scrutin puisse être entièrement réalisé par correspondance Mais cela reste flou et confus : et moins de trois semaines avant l’élection, les Polonais ne savent pas quand ils voteront, voire même s’ils le feront. En effet, seuls 9 % des Polonais sont favorables à un scrutin en mai, et moins d’un tiers de la population souhaite y participer.

C’est ainsi qu’est née l’autocratie du coronavirus en Europe. En organisant une élection qui enfreint des normes démocratiques fondamentales, la Pologne va glisser encore plus profond dans l’abîme. La légitimité du président sera, à juste titre, remise en question, et un autre conflit politique destructeur commencera alors. Dans l’ombre de la pandémie, Droit et Justice va également prendre le contrôle de la Cour suprême. L’indépendance de cette institution a été au cœur du conflit sur l’Etat de droit avec Bruxelles ces dernières années.

La deuxième bataille porte sur le narratif de la lutte contre le Covid-19. Qui sortira vainqueur de celle-ci : l’Union européenne ou les Etats-nations ? Présenter le débat de façon aussi binaire est, bien entendu, complètement fallacieux. Les pandémies ne sont pas un jeu, il n’y a pas de vainqueur ; l’Union européenne et ses Etats membres ne sont pas des rivaux mais des partenaires. Les étudiants de première année d’études européennes connaissent tous la notion de « sauvetage européen de l’Etat-nation » d’Alan Milward, selon laquelle si l’UE tire une grande partie de sa légitimité des Etats, elle garantit en retour au mieux la prospérité, la stabilité et l’ordre démocratique de ces derniers. Présenter la politique européenne comme un combat entre Bruxelles et les capitales nationales est non seulement fondamentalement incorrect mais aussi mortellement dangereux pour le projet européen.

C’est malheureusement ce que nous constatons aujourd’hui. « Je suis convaincu que la crise du Covid a fait prendre conscience à de nombreuses personnes de la faiblesse de l’UE ainsi que du rôle clé joué par les Etats-nations. » C’est ce qu’a affirmé Kaczynski dans une récente interview, plaidant pour une réforme profonde de l’UE qui reverrait les ambitions de celle-ci à la baisse. Ce point de vue a été repris par le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, qui a déclaré au Parlement que la Pologne « n’a pas reçu un seul centime de l’UE [pour lutter contre le virus] ». Et le puissant ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, est allé jusqu’à dire que « l’UE s’est mise elle-même en danger » dans cette crise. En conséquence, la Commission européenne a envoyé une lettre à Varsovie pour lui faire part de ses préoccupations concernant les « lacunes en communication » relatives au rôle de l’aide financière de l’UE.

Présenter la politique européenne comme un combat entre Bruxelles et les capitales nationales est non seulement fondamentalement incorrect mais aussi mortellement dangereux pour le projet européen.

Opposer l’UE aux Etats membres ne fait qu’augmenter les enjeux de la troisième bataille cruciale qui se joue, entre deux visions très polarisées de l’UE. Il s’agit de choisir entre un projet politique et une association économique informelle. Avant les élections européennes de mai 2019, certains chercheurs avaient identifié ce clivage comme étant la principale fracture de nos sociétés, minant le consensus sur lequel repose l’ensemble du projet européen. Ce risque est de retour, et il alimente les approches nationalistes.

Un nouveau sondage d’opinion du Conseil européen des relations internationales (ECFR), réalisé ce mois-ci en Pologne, révèle que l’un des plus profonds clivages entre les partisans de Duda et les partisans de l’opposition démocratique réside dans leur attitude vis-à-vis de l’Europe. Cela peut paraître surprenant sachant que le soutien à l’adhésion à l’UE est plus fort en Pologne que dans n’importe quel autre Etat membre.

Des questions plus profondes révèlent cependant l’étendue de cette polarisation. 37 % des Polonais pensent que l’Europe met en danger les valeurs polonaises, tandis que 31 % ne sont pas d’accord avec cette déclaration. Cette crainte est particulièrement notable chez les électeurs de Duda. Plus de la moitié d’entre eux soupçonnent l’Europe de compromettre ces valeurs. D’autres questions confirment l’ampleur du désaccord : environ la moitié des partisans de l’opposition pensent que l’adhésion à l’UE deviendra « plus importante » pour la Pologne dans les prochaines années, mais seulement 23 % des électeurs de Duda partagent ce point de vue. Près des deux tiers des sympathisants du président estiment que le droit polonais devrait toujours l’emporter sur le droit européen, et près des deux tiers pensent que les décisions de la Cour de justice européenne ne devraient pas s’appliquer automatiquement. Sur ce point, la société polonaise est divisée : une grande majorité des partisans de l’opposition souhaite que les jugements de la plus haute cour d’Europe soient respectés. D’autre part, 60 % des partisans de Duda déclarent que, dans le monde actuel, ils comptent avant tout sur l’Etat polonais pour relever les défis, tandis que les partisans de l’opposition comptent principalement sur l’UE.

Ces trois batailles pour l’Europe vont sans aucun doute s’exacerber et se renforcer mutuellement dans le contexte de la pandémie et de ses retombées. L’avenir du projet européen ne se décidera pas à Bruxelles mais dans les sociétés européennes. C’est pourquoi le troisième conflit – la polarisation naissante entre des visions antagonistes de l’UE – est le plus crucial. Mais on voit mal comment cette bataille pourrait être gagnée par les partisans d’une Europe forte et souveraine s’ils ne mènent pas aussi le combat sur les deux autres fronts, où la démocratie elle-même et le narratif de la crise du coronavirus sont menacés. La Pologne est aujourd’hui le champ de bataille où se jouent ces trois conflits. La question de savoir qui l’emportera est l’affaire de toute l’Europe.

Ce commentaire a d'abord été publié par L'Obs.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.