L’euro: irréversible mais pas indestructible

L'évolution de l’Europe, qui est vitale à notre survie, ne peut être maintenue sans surmonter l’obstacle que représente la crise économique grecque

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Cet article a été initialement publié par le Frankfurter Allgemeine Zeitung le 15 août 2015.

 

Nous sommes tellement hypnotisés par la théâtralité et le caractère dramatique de l’actuelle épreuve de force grecque que nous sommes enclins à supposer que ce que nous voyons se dérouler sous nos yeux est ce qui est réellement en jeu. Dans les faits toutefois, comme c’est bien souvent le cas, la réalité est assez différente. Oui, il s’agit d’un drame grec, mais le véritable problème n’est pas la Grèce mais l’Europe, malheureusement. Si le problème était la Grèce, – ou, pour être plus précis, si le problème pouvait être restreint à la Grèce -, il serait alors facile de l’isoler et de trouver une solution qui, bien que douloureuse pour la Grèce elle-même, serait relativement simple à mettre en œuvre pour les autres pays européens, étant donné que la Grèce ne représente qu’environ 2% du PIB de la zone euro et environ 3.5% de sa population. Une telle solution serait envisageable s’il n’y avait pas l’euro. C’est pour cette raison que la proposition selon laquelle il suffirait de faire sortir la Grèce de la zone euro pour régler le problème est aussi simple que séduisante. Mais cela est une illusion. Faire sortir n’importe quel membre de la zone euro est impossible. L’euro est irréversible, mais pas indestructible.

Avec l’union monétaire européenne – en d’autres termes, avec l’euro – les monnaies nationales et politiques monétaires, il fut un temps diverses et variées, ont été remplacées par une nouvelle souveraineté partagée, dont on ne peut légalement se défaire et certainement pas se faire expulser. Mais, surtout, l’euro est politiquement irréversible. Si le cas grec nous a bien prouvé quelque chose, c’est bien cela. Même un pays comme la Grèce, étouffé par le poids de la valeur externe de l’euro, ne peut sérieusement envisager un départ de la zone euro, malgré tous les conseils de nombre d’observateurs proéminents. La France et l’Italie, les deux plus grands pays et économies de la zone euro après l’Allemagne, refusent catégoriquement de consentir à une telle démarche, ces deux pays percevant l’irréversibilité de l’euro comme une question existentielle. Et, en réalité, l’Allemagne pense de même. Sur le plan économique, pas un seul pays ne bénéficie autant que l’Allemagne de l’absence de politiques monétaires nationales et des variations de la valeur des monnaies nationales, qui reflètent les performances économiques des pays. Sur le plan politique, pas un seul pays ne bénéficie plus que l’Allemagne de la stabilité de l’Europe et de ses institutions, l’Union européenne étant le premier destinataire du commerce extérieur et de la politique étrangère allemand. Enfin, aucun autre pays n’a autant bénéficié de l’intégration européenne et de son mécanisme politique favorisant la réinsertion, la récupération et la réunification sur le continent. Et, jusqu’à récemment, je pensais que cela était tellement évident qu’il n’était pas nécessaire de l’écrire.

Comme toute monnaie, l’euro est une construction légale, politique et culturelle ; une réalité qui, une fois établie, ne peut plus être supprimée par ses membres. C’est comme Faust qui doit apprendre une leçon de Méphistophélès : « le premier acte est libre en nous ; nous sommes esclaves du second. » Ainsi, il n’y aura pas de Grexit, même pas un temporaire. En fin de compte, les deux sont une seule et même personne. Le drame grec a, ici, répandu une idée fausse. Mais si nous considérons un instant la notion de Grexit, il devient rapidement clair que, à la fois en termes de politique et de droit européen, celle-ci devrait être limitée dans le temps, ne durant que jusqu’au moment où, peu importe quand est-ce que cela sera, le pays sera parvenu à être, à nouveau, en accord avec les critères d’adhésion à la zone euro.

L’irréversibilité ne signifie pas pour autant fatalisme ou laissez-faire. Ce n’est pas non plus une « carte blanche » pour du chantage politique. Au contraire, c’est là que la prise de décision politique commence. Et elle se doit de commencer maintenant car, bien qu’il ne soit pas possible de faire machine arrière s’agissant de l’euro, nous n’avons aucune garantie de son succès. Au contraire, l’euro en lui-même est en danger. La crise financière mondiale de 2008 a laissé des marques, qui ne sont toujours pas cicatrisées, sur la zone euro et l’Europe dans l’ensemble. L’euro n’est non seulement toujours pas retourné à son état d’avant la crise, mais la crise en elle-même a fondamentalement changé la communauté européenne et l’Union européenne elle-même. Certains pays ont bien récupéré et sont à présent dans une meilleure situation économique par rapport à avant la crise ; d’autres ont été tellement touchés que le rétablissement semble hors de portée. Il y a des gagnants et des perdants, des créditeurs et des débiteurs, et, par conséquent, il y a un certain nationalisme d’intérêt de la part des gouvernements et une nouvelle forme de populisme nationaliste parmi les populations européennes. Pris ensemble, ces deux éléments forment une combinaison toxique et mortelle. Si ces divisions et confrontations continuent, alors le prochain choc économique externe, ou la prochaine bulle qui éclatera, ne sont non seulement une question de temps mais un événement qui impactera sur un euro et une Europe qui manquent de résistance adéquate. C’est donc le contexte dans lequel la Grèce joue un rôle significatif et où le processus de prise de décision européen devrait être évalué. En substance, nous sommes face à une crise de la solidarité – valeur sur laquelle l’Europe est fondamentalement construite. Restaurer la résistance du système, en l’accompagnant d’une dose de solidarité, est une course contre la montre qui doit dès à présent commencer. Que cela nous plaise ou non, si on le voit de la manière la plus objective possible, c’est l’Allemagne qui, dans cette course, doit endosser le rôle de meneur. En reconnaissant cette responsabilité, nous, allemands, devrions être motivés par l’importance majeure de nos intérêts économiques et politiques ainsi que par un euro durable et qui fonctionne correctement, car, au final, « un repas gratuit, ça n’existe pas ».

Une des propositions cherche à stimuler la monnaie commune à l’aide d’une intégration partielle de la politique fiscale, avec pour objectif explicite de permettre à l’Europe d’intervenir directement sur les politiques budgétaires nationales. Il est généralement admis que cela demanderait la mise en place de ressources budgétaires communes et d’une certaine forme de contrôle parlementaire authentique et dédié à cette cause. En résumé, cela signifie la nomination d’un ministre des finances européen ayant pour responsabilité la gestion d’un budget monté par les taxes européennes et possédant les pouvoirs d’intervention adéquats, ainsi que la création d’un parlement à part, afin de fournir de la légitimité et exercer un contrôle. Cela constituerait le plus large projet de communautarisation de l’histoire de la construction européenne, l’adoption de l’euro comme monnaie unique mis à part. C’est une proposition logique, mais elle pâtit d’un problème auquel aucune solution, qu’elle soit théorique ou pratique, n’a été trouvée : la question de la légitimité et de l’acceptation démocratique de ce projet reste en suspens. Cette proposition repose sur l’idée selon laquelle la théorie et la réalité des parlements nationaux peuvent être transférées « les uns après les autres » à des institutions transnationales, engendrant de ce fait une souveraineté transnationale. Toutefois, un parlement ne génère pas automatiquement de l’approbation. La démocratie représente plus qu’une simple chaîne formelle de légitimité. La démocratie est, par-dessus tout, un processus communicatif et, donc, culturel et linguistique ; et ce sont les ramifications de ce processus qui n’ont pas été abordées théoriquement ou résolues en pratique par les dirigeants politiques. Pour citer un exemple, à une époque où les taux d’intérêts sont au plus bas et où l’investissement dans la modernisation est nécessaire, la politique budgétaire allemande – qui a pour d’objectif d’atteindre le « schwarze Null », c’est-à-dire un budget fédéral dans le vert ou totalement équilibré, combiné à un surplus commercial massif – serait perçue par la majorité comme économiquement malavisée et comme la cause du déséquilibre de la zone euro. Peut-on imaginer une Europe en mesure de corriger une telle politique nationale ? Difficilement.

Au lieu de cela, un mélange d’étapes ambitieuses mais réalistes est nécessaire afin de transférer des pouvoirs à la Communauté européenne, ainsi qu’une action inter-gouvernementale et une coordination sur les bases essentielles. Des étapes ambitieuses mais réalistes incluent une véritable union bancaire et une union des marchés de capitaux. Avec la supervision bancaire européenne, la résolution européenne sur les banques et le régime de garantie des dépôts européens, une diffusion plus large ainsi que la privatisation des risques peuvent être atteints, et la défaillance bancaire découplée du défaut souverain. A l’heure actuelle, le défaut souverain conduit souvent à la faillite des banques, et cela, en retour, dévaste l’économie d’un pays. Les deux ensembles créent souvent un risque de contagion. Avec une véritable union bancaire, la défaillance d’une banque deviendrait un problème qui concernerait uniquement le système bancaire européen, et le défaut souverain serait une question principalement réservée au gouvernement du pays. L’union des marchés de capitaux, à son tour, soutiendrait l’expansion du financement des entreprises, en plus du financement bancaire, surtout pour les petites et moyennes entreprises. La diversification du financement serait bien sûr accompagnée d’une diversification des risques. L’élimination des obstacles à l’approvisionnement en capital de l’Europe a un énorme potentiel de stimulation de la croissance, car ces services peuvent fournir des investissements pour des activités qui ne sont pas actuellement en mesure d’accéder à un financement bancaire, malgré la flambée des niveaux de liquidité. Ces deux initiatives sont inclues dans les propositions présentées dans le rapport Completing Europe’s Economic and Monetary Union des cinq Présidents.

Outre ces grandes étapes, cependant, il existe une autre dimension cruciale à la résolution de la crise de solidarité européenne. Les gouvernements européens doivent changer leur approche des défis et problèmes clés. Les principaux problèmes, qui étaient traditionnellement considérés comme des questions nationales, se sont transformés en problèmes européens nécessitant des solutions européennes. Logiquement, donc, voir comme des défis européens des problèmes qui étaient autrefois des questions nationales est un élément clé de la solidarité européenne aujourd’hui. Dans la pratique, cela signifie ne plus voir la régulation du marché du travail et la libéralisation uniquement comme des problèmes nationaux, car la croissance économique et les emplois de l’Europe en dépendent. Et vice-versa : le taux de chômage en permanence élevé – et surtout le chômage des jeunes, à 25% en France et 40% en Italie par exemple – est une préoccupation majeure pour le futur de l’Europe.

Pensons-nous vraiment que l’Europe a un avenir si des générations entières de jeunes gens qualifiés frappent aux portes des sociétés européennes, uniquement pour se voir tourner le dos ? Le défi est le suivant : chaque pays doit à présent identifier quels problèmes étaient traditionnellement considérés comme des questions propre à d’autres nations et qui n’étaient pas de leur préoccupation. C’est pourquoi une forme collective de leadership politique est nécessaire, qui puisse rassembler les gouvernements. Cet acte créerait une légitimité qui est indispensable à l’Europe – la légitimité conférée par le succès de la résolution des problèmes. Cette légitimité augmente également l’acceptation, car il n’est jamais clair qui, à l’avenir, se retrouvera à dépendre de la solidarité des autres. Il y a une dizaine d’années, par exemple, l’Allemagne était vue comme l’homme malade de l’Europe. A présent, et de manière de plus en plus urgente, les trois plus grands pays de la communauté de l’euro – l’Allemagne, la France et l’Italie-, peuvent et doivent provoquer ce succès. Et il va sans dire qu’une approche similaire doit être appliquée au-delà de la communauté européenne aux autres défis européens, comme celui de la crise des réfugiés.

Alors qu’est-ce que cela signifie pour la Grèce ? Cela signifie que l’évolution de l’Europe, qui est vitale à notre survie, ne peut être maintenue sans surmonter l’obstacle que représente la crise économique grecque. Le cap fixé par le mandat de négociations refuse l’abandon de la Grèce, tout en insistant sur des mesures drastiques pour la refonte de son état et de son économie. Cela ne se ferait certainement pas sans la pression volontaire de la communauté européenne.

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