Maximiser l’impact du prix Nobel de la Paix de la Tunisie

En 2013, le « Quartet » a permis, grâce à son rôle de médiateur, de trouver une solution pacifique à la plus grave crise politique que la Tunisie ait pu connaitre depuis la révolution.

Également disponible en

Le prix Nobel de la Paix 2015 a été attribué à un groupe d’acteurs peu connus : quatre organisations de société civile tunisiennes connues sous le nom de « Quartet » qui, en 2013, ont permis, grâce à leur rôle de médiateur, de trouver une solution pacifique à la plus grave crise politique que la Tunisie ait pu connaitre depuis la révolution. Les racines de cette impasse étaient complexes, mais le résultat a été clair : le dialogue qui a été négocié a préservé la transition de la Tunisie à un moment déterminant. Plutôt que de sombrer dans le chaos et les coups d’Etats comme en Libye et en Egypte, la Tunisie est restée stable, en préservant son assemblée législative élue, en s’accordant sur un Premier ministre d’intérim non-partisan, en ratifiant une constitution, et en nommant un organisme indépendant chargé d’organiser les élections de 2014. Grâce aux compromis consensuels conduits par le Quartet et d’autres acteurs, la Tunisie reste la première vraie démocratie du monde arabe. 

Mais elle fait face à des défis majeurs : une crise économique éminente et des menaces grandissantes sur sa sécurité, aggravées par l’influence déstabilisatrice de la Libye. Que la Tunisie consolide sa démocratie naissante ou que, victimisée à nouveau par le terrorisme, elle glisse vers une contre-révolution autoritaire, dépend largement de la mise en place, par ses dirigeants – avec le soutien de partenaires internationaux, notamment l’Union européenne et les Etats-Unis, de réformes impulsées par un dialogue inclusif.

Le Comité Nobel a récompensé non seulement le Quartet, mais également tous les Tunisiens qui ont travaillé à préserver leur transition démocratique en agissant de façon pluraliste. Cette approche inclusive du dialogue – au cœur même de l’esprit du Prix Nobel de la Paix, et représentée par le Quartet – a des antécédents déterminants dans l’histoire récente de la Tunisie. Tout au long des années 2000, les partis d’opposition laïcs et islamistes ont transgressé les clivages idéologiques afin de s’accorder sur les principes qui définiraient une Tunisie nouvelle, démocratique. Ce faisant, ils ont posé les jalons essentiels à la transition de la Tunisie.

Face aux menaces à la sécurité, cependant, l’impulsion a souvent été différente. Les dirigeants tunisiens et les acteurs occidentaux se sont sentis traditionnellement plus à l’aise avec la promotion d’une stabilité sécurisée plutôt qu’avec le dialogue démocratique.

L’ex-dictateur tunisien, Zine el-Abidine Ben Ali, qui a dirigé le pays de 1987 à 2011, a bénéficié d’un soutien significatif de la France, des Etats-Unis et d’autres acteurs occidentaux en tant qu’allié dans la guerre contre le terrorisme. Ben Ali a joué la carte de la stabilité avec un certain succès auprès des Tunisiens et des Occidentaux, en faisant valoir que sa police d’Etat moderne, stable et bienveillante, formait un rempart nécessaire à l’extrémisme religieux, chaotique et régressif. Dans un même temps, la brutalité du régime de Ben Ali est restée la principale cause d’extrémisme chez les Tunisiens, y compris chez ceux partis combattre en Irak et en Syrie. En faisant la promotion de son autoritarisme prétendument stable, Ben Ali a réduit « l’unité nationale » à un simple outil de marketing. Il a constamment fait l’éloge du peuple tunisien pour s’être « unifié » derrière sa dictature tout en muselant les dissidents venus de tout le spectre idéologique, utilisant la tactique de « diviser pour mieux régner », et en décourageant les opposants islamistes et laïques de dialoguer.

L’unité en Tunisie était, et est toujours, confuse et parfois intentionnellement confondue avec l’uniformité. A la suite des deux attaques terroristes en Tunisie cette année, des législations anti-terroristes et qui portent atteinte aux droits et libertés ont été adoptées massivement par le Parlement tunisien en juillet 2014. Dans ce qui est devenu la version tunisienne du Patriot Act, aucun parlementaire n’a voté contre la législation, et seulement dix se sont abstenus. Ces dix ont ensuite été la cible d’une campagne de dénonciation virulente dans les médias liés à l’ancien régime tunisien, qui prônaient leur poursuite en tant que non-patriotes et potentiels complices des terroristes. Par la suite, les détracteurs du projet de loi de « réconciliation » proposé, qui aurait donné l’amnistie à des hommes d’affaires corrompus qui avaient volé de l’argent à l’Etat tunisien sous Ben Ali, ont même été vilipendés.

La peur et la menace du terrorisme ont sérieusement participé à la difficulté qu’a eue la Tunisie à naviguer à travers les instabilités post-révolutionnaires naturelles. De façon troublante, les notions autoritaires de « consensus » et « d’unité » ont été de plus en plus souvent invoquées comme gourdins afin de réduire au silence des désaccords présumés déstabilisants. Les préoccupations par rapport au terrorisme, motivées par la crainte, ont également retardé une série de réformes législatives et institutionnelles gravement nécessaires. Celles-ci comprennent la refonte des codes pénaux et militaires répressifs de la Tunisie, la rationalisation du code d’investissement byzantin, et la réforme des forces de police et de la justice, profondément corrompues et rétrogrades.

Chacune de ces réformes pourrait aider la Tunisie à renforcer sa transition démocratique et à lutter plus efficacement contre le terrorisme. La création d’une cour constitutionnelle et la mise à jour de la législation, en ligne avec les aspirations démocratiques de la constitution toute fraiche, pourraient créer un Etat de droit plus efficace et orienté vers le citoyen. La résorption de la torture et l’impunité générale au sein des forces de police tunisiennes pourraient aider à transformer des agents oppresseurs craints en partenaires de confiance dans la police de proximité. Aborder le sujet de la corruption pourrait aider à sécuriser la longue frontière entre la Tunisie et la Libye, qui reste facilement traversable, sans contrôles, par les individus prêts à soudoyer la police des frontières de 50 à 100 dinars tunisiens (environ 25 à 50 dollars américains).

La réalisation de telles réformes, si nécessaires, ne peut cependant être possible que grâce à un processus de désaccord, de négociation, et de résolution. Les citoyens engagés, les organisations de société civile, et les dirigeants politiques doivent être en mesure, et même encouragés, à exprimer pacifiquement leurs dissidences. Un dialogue pluraliste et respectueux est la pierre angulaire de toute démocratie, et a fait partie intégrante du processus de Dialogue National que le Quartet prix Nobel de la Tunisie a aidé à orchestrer. Sans dissidence, sans dialogue et sans une résolution inclusive des problèmes, la Tunisie aurait échoué à se frayer un chemin à travers la crise politique de 2013. Sans ces ingrédients essentiels, la Tunisie lutterait toujours pour consolider sa démocratie nouvelle-née.

Le consensus et l’unité sont importants, mais ces nobles concepts ne doivent pas être déployés en tant qu’euphémismes servant à imposer l’uniformité politique. Les médias et les militants de la société civile tunisienne devraient s’inspirer continuellement de la victoire Nobel du Quartet : le dialogue critique et constructif ainsi que les rivalités gouvernementales et politiques peuvent faire progresser la paix, le développement et la stabilité. Il est essentiel de revigorer l’esprit tunisien de « dialogue national » ouvert, dans le but de faire passer les réformes législatives et institutionnelles tant nécessaires, et de renforcer la démocratie tunisienne. Les partenaires internationaux de la Tunisie, comme l’Union européenne et les Etats-Unis, entre autres, devraient investir d’avantage dans ce pays qui fait l’Histoire, en stabilisant son économie attaquée par les terroristes et en encourageant un large éventail de nouvelles réformes axées sur le dialogue. 

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.