Macron, Merkel et le « moment de vérité » européen

Le président français a lancé un défi à ses homologues en liant le destin du projet politique européen à la réussite de la mise en place d’un partage des coûts de la crise actuelle. L’Europe fait désormais face à deux scenarios possibles.

Image par Kremlin.ru
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La foudre Macron a encore frappé. Dans un entretien récent accordé au Financial Times, le président français s’est décidé à déclencher une nouvelle tempête  : à la veille de la réunion du 9 avril entre les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne (UE), il a amené la discussion à un tout autre niveau en liant la solidarité financière – ou l’émission conjointe d’obligations – à la survie de l’UE en tant que projet politique. Son entretien est un avertissement des risques qui pèseraient sur l’UE et sur l’euro si les Etats membres les plus riches ne créaient pas de nouveaux instruments de mutualisation des coûts pour aider les plus pauvres de leurs partenaires du Sud. Il décrit la situation comme «  un moment de vérité qui consiste à savoir si l’UE est un projet politique ou un projet de marché uniquement  ».

La situation pourrait évoluer dans deux directions.

LE SCENARIO OPTIMISTE  : LA «  MÉTHODE MACRON  » AU SECOURS DE LA SOLIDARITÉ EUROPÉENNE  ?

Pour surmonter les différences de visions du projet européen, il faudra réconcilier les philosophies et les politiques. Le président français s’est placé en intermédiaire, offrant une troisième solution entre les pays du Nord-Ouest de l’Europe et ceux du Sud. Le Nord, aux finances plus saines, est réticent à payer pour le Sud, plus faible. C’est pourquoi, la proposition financière avancée par neuf pays européens – France, Espagne, Italie, Belgique, Luxembourg, Irlande, Portugal, Grèce et Slovénie – et soutenue par la Banque centrale européenne (BCE) appelant à la mise en place de coronabonds a rencontré une féroce opposition de la part de l’Allemagne et des autres pays européens conservateurs en matière fiscale.

La difficulté à réconcilier des visions de l’Europe si divergentes vient du fait que, pour les pays du Sud de l’Europe, il ne s’agit pas seulement de la survie du projet européen, mais bien de celle de leurs citoyens. Alors qu’au Nord, les dirigeants politiques affirment qu’il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’émission de dette commune pour offrir de l’aide aux plus touchés. Ce qui, pour le Sud, constituerait une solution technique apportée à un problème politique est considéré par le Nord comme une solution politique à un problème technique.

Il existe des précédents à ces débats, évidemment. La dernière crise financière a amené plusieurs pays du Sud de l’Europe à adopter des mesures d’austérité qui sont en partie responsables de leur actuel état sanitaire déplorable. Comme l’explique la politologue Ulrike Guérot, «  il existe un lien direct entre la faiblesse du système de santé italien et les mesures d’austérité imposées par la troïka  ». Emmanuel Macron est sensible à l’opinion répandue dans les pays du Sud que le Nord doit encore se rattraper pour cela.

Les Européens pourraient décider qu’il est grand temps de prendre des décisions qui allègeront les inégalités entre les différents systèmes nationaux, et qui donneront à l’UE le pouvoir de mettre en place une réponse européenne ferme et juste à la pandémie. Pour le bien du projet européen, durabilité financière et solidarité doivent aller de paire.

Ce qui, pour le Sud, constituerait une solution technique apportée à un problème politique est considéré par le Nord comme une solution politique à un problème technique.

LE SCENARIO PESSIMISTE : EMMANUEL MACRON RAPPROCHE L’UE DE L’ÉCHEC

L’entretien d’Emmanuel Macron pourrait empirer la situation. Les mots mêmes qu’il a employés pourraient déjà avoir augmenté les chances d’échec du projet européen.

Le débat autour des coronabonds, ou, tels qu’ils sont depuis longtemps nommés, des Eurobonds, est politiquement toxique en Allemagne et dans d’autres pays du Nord de l’Europe. Il n’existe même aucun équivalent national aux Eurobonds entre l’Etat fédéral allemand et les Lander. Ce serait chronophage de le mettre en place – et au niveau européen, cela impliquerait des modifications de traité. Le jugement rendu par la Cour Constitutionnelle allemande le 5 mai sur la légalité des rachats de dette publique par la Banque centrale européenne (BCE) souligne encore les difficultés des dirigeants allemands. En effet,  le jugement de la plus haute cour allemande procède de que ce programme de la BCE n’est actuellement pas suffisamment justifié pour être conforme au droit européen, alors que contrairement aux eurobonds, il ne constituerait pas un financement de dette publique. Cela explique pourquoi les pays du Nord considèrent déjà avoir fait suffisamment de concessions au Sud à ce sujet, ainsi que concernant la mutualisation des dettes qui peut se faire grâce au Mécanisme européen de stabilité (MES). Nombre d’Allemands ont le sentiment de faire preuve de solidarité à travers d’autres mesures également. En effet, faire preuve de davantage de solidarité pour le Sud par d’autres moyens que les eurobonds est toujours possible.

Emmanuel Macron a donc abordé cette situation peu propice en insistant sur un instrument qui ne serait d’aucune aide dans l’année à venir, au vu du temps nécessaire aux modifications des traités et à la création des obligations. Beaucoup au Nord considèrent que cela prouve qu’il n’est pas véritablement question d’aider ceux directement menacés par la crise sanitaire, mais plutôt d’entériner une mutualisation des dettes souhaitée depuis longtemps par certains. Ils accusent les pays à l’origine de cette proposition de saisir une opportunité où il serait moralement inacceptable pour les sceptiques de dire «  non  ».

Le président français pourrait offrir quelque chose en retour à ces pays, pour que sa proposition soit acceptée. Il est le mieux placé pour savoir que seul un «  grand compromis  » européen permettrait à Berlin, La Haye et aux autres d’accepter de recourir à l’un des instruments les plus toxiques sur leur scène politique intérieure. Il s’est battu, durant les premières années de son mandat, pour sa vision d’une relance du projet européen. A cette époque, Berlin avait été largement satisfait du statu quo, même si cela fâchait un de ses grands alliés au sein de l’UE. Mais, dans la situation actuelle, rien ne laisse imaginer un nouveau grand compromis, ou même un marchandage de dernière minute réussi. Emmanuel Macron a rendu cette question toxique uniquement pour les Allemands et les populations du Nord de l’Europe, ce qui pourrait même entamer les traditionnelles attitudes pro-européennes allemandes.

Les discussions ayant suivi le Conseil européen du mois d’avril 2020 pourront laisser penser que le scenario optimiste l’a emporté, notamment en raison des déclarations d’Angela Merkel qui a assuré que l’Allemagne ferait preuve de davantage de solidarité européenne que ce qui avait été précédemment décidé, notamment à travers l’emploi d’«  obligations européennes  ». Mais puisque des obligations européennes sont loin d’être des eurobonds, même cette avancée pourrait donner raison au scenario pessimiste – et surtout aux yeux d’électorats mécontents qui attendent de vrais changements cette fois-ci. On peut espérer que la réunion de l’Eurogroupe du 8 mai permettra de faire avancer les décisions relatives à la reconstruction européenne, puisque pour Paris ce n’est rien de moins qui est en jeu que la sauvegarde de l’Union et de la zone euro.

Ce commentaire est d'abord paru dans Le Grand Continent.

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