L’Europe libérée de ses chaînes : nouvelles réalités de la politique extérieure de l’énergie

Jarosław Wiśniewski nous explique comment la mise en place d'une Union énergétique prenant en compte le contexte international en constante évolution permettrait à l'Union européenne de mettre fin à sa dépendance vis-à-vis de la Russie dans ce domaine.

Jarosław Wiśniewski
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L’Union énergétique de l’Union européenne (UE), qui met l’accent sur le marché intérieur, a plus que jamais une approche pragmatique de la sécurité énergétique. Elle ne s’attache cependant pas au problème de base, décrit dans le Livre vert sur l’énergie de 2001, qu’est la dépendance à un nombre limité de fournisseurs de l’UE. La conséquence pourrait être un marché intérieur de l’énergie si bien intégré qu’une politique extérieure de l’énergie ne serait que son prolongement naturel. Toutefois, au regard du nouveau contexte énergétique mondial – caractérisé par d’énormes exportations potentielles de gaz naturel liquéfié (GNL) américain et influencé par le récent accord sur le nucléaire iranien – l’UE se doit de contrebalancer les initiatives énergétiques internes par une stratégie solide et de long-terme tournée vers l’extérieur.

L’UE a toujours été apte à identifier les défis auxquels elle doit faire face dans le secteur de l’énergie mais ne parvient bien souvent pas à donner suite à ses propres recommandations. Tant que les Etats membres ne parviendront pas à se mettre d’accord sur une politique extérieure commune sur l’énergie, la Commission européenne ne pourra qu’exercer une influence à travers des mesures internes sur le marché commun. C’est pour cette raison que Donald Tusk, actuel président du Conseil européen, a proposé la création d’une union énergétique en 2014 ; union qui comprendrait un mécanisme unique de négociation des contrats énergétiques avec la Russie and qui se concentrerait sur la diversification du stockage d’énergie, des infrastructures et des fournisseurs. La nouvelle Commission européenne n’a pas tardé à reprendre cette idée d’une union énergétique mais n’a que peu progressé en ce qui concerne la recommandation clé de Tusk : l’adoption d’une position extérieure commune. A l’inverse, le débat a été détourné par des discussions se concentrant sur divers projets de « gazoducs virtuels » qui ne verront probablement jamais le jour.

La Commission actuelle comprend de nombreux fonctionnaires ayant la main sur la politique énergétique de l’Union : un vice-président pour l’Union énergétique (Maroš Šefčovič) et un commissaire en charge de l’énergie et de l’action pour le climat (Miguel Arias Cañete). Diverses problématiques en matière d’énergie tombent également dans le domaine de compétences de Violeta Bulc (DG Transports) et d’Elżbieta Bieńkowska (DG Marché intérieur). Il existe également une équipe de travail sur l’Union énergétique qui rassemble toutes ces personnalités que les commissaires en charge de la recherche, de l’agriculture et de la politique régionale, sans parler de Tusk lui-même et de Federica Mogherini. De plus, l’ordre du jour officiel est très ambitieux. Il vise, en effet, à :

  • Mettre en place une Union énergétique en connectant les infrastructures entre-elles et en augmentant la concurrence ;
  • Prévenir les pénuries d’énergie, diversifier les importations et favoriser l’émergence d’une voix européenne unique lors des négociations ;
  • Mobiliser des investissements additionnels pour les réseaux électriques et améliorer l’efficacité énergétique ;
  • S’assurer que l’UE atteigne ses objectifs en matière de climat et d’énergie.

Ce programme reflète les initiatives précédentes lancées par l'UE, du Marché Unique à la Communauté de l'énergie. L’idée la plus controversée de Tusk, une plateforme commune au sein de l’UE pour les achats de gaz, a été abandonnée, ce qui indique qu’une telle idée va encore trop loin pour certains. De plus, il n’est fait que vaguement référence à la responsabilité de Šefčovič d’ « assurer une voix européenne unie lors des négociations » en la matière. D’autre part, au vu de l’histoire de l’UE en matière de politique énergétique, il est peu probable que les Etats-membres acceptent de céder assez de souveraineté en matière d’énergie à Bruxelles.

Une idée-clé pour la mise en place de l’Union énergétique était de mettre fin à la mainmise de la Russie dans ce secteur. Durant les deux disputes énergétiques entre la Russie et l’Ukraine en 2006 et 2009, la région la plus touchée a été l’Europe du sud-est. Avec la crise en Ukraine, la région ne peut que devenir encore plus vulnérable vis-à-vis d’une nouvelle coupure du gaz russe. Les pays d’Europe centrale et de l’est, et la Finlande, sont également complétement, ou du moins partiellement, dépendants du gaz russe. En outre, presque la moitié des importations de gaz de l’UE provenant de l’est passent par l’Ukraine. Ainsi, Moscou a toutes les cartes en main pour l’instant et la réponse apportée à l’Euromaïdan ukrainien montre que sa politique étrangère en général, et sa politique énergétique en particulier, est imprévisible. Tout cela rend une approche plus centrée sur une politique commune de l’énergie plus urgente que jamais pour l’UE.

Bruxelles devrait se pencher sur l’environnement énergétique mondial en évolution pour trouver des solutions à ce problème.Le récent accord passé sur le nucléaire iranien pourrait permettre la diversification si nécessaire en matière d’offre, Téhéran étant possiblement un fournisseur plus fiable que d’autres – on peut ici citer le Turkménistan et le cas de Nabucco. La « course aux futures richesses de l’Iran » a déjà commencé avec les Allemands, les Français et les Britanniques en pole position. Les exportations « éclaires » de GNL depuis les Etats-Unis sont une autre voie potentielle. Des terminaux capables de réceptionner les GNL sont en construction en Lituanie et en Pologne et les premières livraisons pourraient avoir lieu cette année. Pour accélérer ce processus, l’UE devrait investir plus de capital financier et politique dans ces nouveaux terminaux.

Les travaux de la future Trans-Adriatic Pipeline (TAP), ou « gazoduc Trans-adriatique », ont déjà commencé. Ce gazoduc permettra d’amener, à travers un certain nombre d’interconnexions, le gaz venu de la mer Caspienne jusqu’en Turquie, en Grèce, en Albanie, et Italie et, peut-être, même dans les Balkans. Ce projet est important pour l’Europe car les gazoducs sont également un outil de politique étrangère. Des projets communs d’infrastructures dans les Balkans occidentaux, à l’image du TAP, pourraient déborder et se transformer en une coopération plus étroite dans d’autres domaines. Cela pourrait faire du TAP plus qu’un exercice de diversification de l’offre ; cela pourrait devenir un élément de la politique de voisinage de l’UE. Cela pourrait également être utilisé pour permettre, un jour, d’approvisionner l’UE en gaz iranien.

Le problème avec toutes ces grandes idées est que les Etats membres ont tendance à considérer la politique énergétique comme un élément fondamental de leur souveraineté nationale. L’agenda ambitieux de M. Tusk est ainsi progressivement édulcoré ce qui pourrait être préjudiciable non seulement pour l’UE mais aussi pour ses voisins. Même en étant soumis aux sanctions européennes, le Kremlin a montré sa volonté d’étudier les faiblesses de la politique de l’UE, ce qui explique pourquoi Bruxelles se concentre tant sur la diplomatie énergétique. Pour éviter une répétition de l’échec de Nabucco, projet phare de l’UE en matière de politique énergétique, l’UE doit donner une dimension extérieure plus proéminente à l’Union énergétique en profitant des nouvelles réalités existantes dans le secteur énergétique aux Etats-Unis et au Proche-Orient, mais également dans des espaces géographiques plus proches comme avec le TAP par exemple. Un tel projet compléterait la grande idée énoncée il y a 15 ans dans le Livre vert sur l’énergie, qui comparait la dépendance de l’UE aux fournisseurs énergétiques à l’emprisonnement de Gulliver par les Lilliputiens dans le célèbre roman de Jonathan Swift. Au final, pour qu’il parvienne à se libérer de ses chaînes, Gulliver a dû attendre la bonne combinaison de circonstances. Celles-ci pourraient très bien être présentes aujourd’hui dans le cas de l’Europe.

 

Jarosław Wiśniewski est spécialiste de la sécurité énergétique, de la sécurité internationale et des politiques européennes. Il a travaillé comme consultant pour la Commission européenne, le Conseil de l’Europe et d’autres institutions de l’UE, au Sud Caucase et en Europe du sud-est.

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