L’Europe est-elle en train de perdre l’Ukraine ?

Gustav Gressel explique l'évolution de la situation en Ukraine et l'augmentation de la frustration dans le pays vis-à-vis de l'Occident.

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Bien que le thermomètre n’ait pas encore grimpé, la classe politique allemande s’est mise à l'heure d'été. Les politiques sont rentrés dans leurs circonscriptions, les diplomates reçoivent de nouvelles affectations, les bureaux sont remaniés et même les efforts faits pour sauver la Grèce ont perdu une partie de leur caractère dramatique cette dernière semaine. Cependant, si on regarde plus loin que les couloirs vides du Bundestag, d’importants défis en matière de politique étrangère demeurent et, dans certains cas, s’aggravent. Parmi ces défis se trouve celui posé par l'Ukraine.

Le 11 juin 2015, les combats à Mukaczewo dans l'ouest de l'Ukraine ont coûté la vie à deux militants de Prawy Sektor. Alors que Prawy Sektor affirme que ces militants agissaient comme des lanceurs d’alerte essayant d’assainir les opérations menées par une police et des fonctionnaires locaux corrompus, le gouvernement a décrit les hommes armés de Prawy Sektor comme étant ceux qui escortaient les passeurs pour amasser des fonds pour leur organisation. Quelle que soit la vérité, c’est un signe inquiétant : ni l’option d’un groupe se rendant justice lui-même, ni celle d’une alliance entre crime organisé et militants politiques ne laisse présager de bonnes choses pour l'Ukraine.

Bien qu'il soit peu probable que Prawy Sektor devienne une force politique ukrainienne majeure en raison de son faible nombre de partisans, il pourrait devenir un facteur déstabilisateur crucial  et cela n’est pas sans rappeler les Brigades Rouges en Italie ou le mouvement 17N en Grèce. Prawy Sektor, à l’instar de ces groupes, se considère comme défenseur du pays à un moment critique mais est jugé comme inacceptable par la classe politique traditionnelle. Le mouvement se présente comme victime d’intrigues politiques et de la subversion russe ainsi que comme de véritables défenseurs du « peuple ukrainien » contre un appareil d'Etat corrompu, répressif, indifférent aux difficultés sociales, subverti et inefficace. Mélanger implication dans le crime organisé avec un zèle révolutionnaire et des actions à la Robin des bois était un des principaux outils de la gauche violente en Europe du Sud et pourrait le devenir au sein de l’extrême gauche ukrainienne.

L'acceptation croissante ou l'indifférence de la société ukrainienne au sujet de ces évolutions déstabilisantes est peut-être ce qui est encore plus inquiétant. De plus, la frustration en Ukraine augmente au sujet de la façon dont l’Occident gère le dossier ukrainien.

Le 15 juillet, le parlement ukrainien a adopté la loi sur le statut spécial des « Républiques populaires » dans le Donbass. L'amendement constitutionnel a été très controversé et un débat chargé émotionnellement a divisé le parlement. En fin de compte, l'amendement a été adopté conformément à l'accord de Minsk signé en février. Pourtant, la Russie n'a de son côté pas honoré un seul de ses engagements contenus dans l'accord de Minsk en amont de la réforme constitutionnelle de l'Ukraine : aucun cessez-le, aucun retrait d’armes lourdes, aucun échange de prisonniers, aucun retrait des troupes russes et aucune surveillance efficace n’ont eu lieu.

Compte tenu de cet état de fait, pourquoi l'Ukraine aurait-elle le devoir de mettre en œuvre les prochaines étapes de l'accord alors que la Russie n'a pas bougé d’un pouce ? La réponse réside dans la pression occidentale. Les diplomates américains et allemands ont entrepris de faire pression sur l'Ukraine pour qu’elle avance dans la mise en œuvre de l'accord de Minsk malgré le fait que la Russie ne le respecte pas. On a le sentiment que ni les politiques américains, ni les politiques européens ne sont prêts à avouer à leurs opinions publiques nationales que l'accord de Minsk II a échoué. Ainsi, l'Ukraine doit prendre des mesures afin de maintenir l'illusion d’une amélioration en cours. En effet, la manière dont les négociations avec Kiev ont été menées a entaché tout le processus de réforme. L'Occident insiste pour que l'Ukraine donne des « preuves » de sa bonne volonté à la Russie en avançant sur l’agenda prévu par l'accord de Minsk de manière unilatérale. Cependant, à présent, plutôt que de considérer la réforme de décentralisation comme faisant partie d'un véritable processus de paix, l'opinion publique ukrainienne la voit comme une concession faite à Moscou et comme un abandon de la souveraineté ukrainienne.

Le nouvel accord de sauvetage de la Grèce a davantage renforcé le sentiment d'un traitement injuste à Kiev. En plein milieu d’une guerre, l'Ukraine a dû se lancer dans un programme de réforme spectaculaire afin de garantir un prêt de 17 milliards de dollars du FMI. D’un autre côté, la Grèce, recevra une aide palliative de 7 milliards de dollars sans contrepartie et des réformes relativement douces lui permettront d’obtenir un programme d'aide supplémentaire de 86 milliards de dollars pour Athènes. Dans le même temps, l'Occident – au moins selon la vision ukrainienne – fournit peu d'aide à l'Ukraine pour la sortir de cette impasse militaire avec la Russie. Un sentiment de colère et de déception est en train de se répandre.

Cette déception croissante coïncide avec deux nouvelles tendances en politique ukrainienne : la montée du populisme et l'émergence du secteur de sécurité en tant que force politique. Les gestes populistes vont s’opposer au programme de réforme et à plus forte raison car les coupes dans les salaires des députés et des fonctionnaires vont s’opposer à la volonté de renforcer leur indépendance politique. La montée du secteur de sécurité en politique ukrainienne est un effet secondaire dû à la guerre. Même si cela ne met pas en danger la démocratie ukrainienne elle-même, cet état de fait remodèle la culture et le climat politiques en Ukraine. Les forces de sécurité sont généralement plus conservatrices et moins intéressées par la transparence – selon une habitude évidente issue de leur atmosphère de travail. En Europe de l'Est, le but de l'élargissement de l'OTAN et de l'UE a fait accepter aux dispositifs de sécurité des limitations de leurs pouvoirs nationaux et un renforcement du contrôle démocratique. Cependant, un tel phénomène n’a pas eu lieu de façon claire en Ukraine.

La situation devrait pousser la classe politique occidentale – les Européens et les Allemands tout comme les Américains – à repenser leur stratégie concernant l'Ukraine. Tout d'abord, même s’il est encore vrai que l'Ukraine est trop centralisée et a désespérément besoin de réformes, l’avancée dans les réformes devrait être séparée du processus de Minsk. Sans cela, tous ces efforts perdront leur légitimité. Deuxièmement, la stratégie envers la Russie doit être revue. La Russie ne met pas en œuvre l'accord de Minsk et soumet au contraire de nouvelles demandes qui – si elles étaient appliquées – mettraient à mal la souveraineté de l'Ukraine. La Russie n'a pas abandonné l'espoir de tromper à la fois l'Occident et Kiev pour les amener dans le piège d’une « bosnianisation », c’est-à-dire aboutir à un Etat failli en raison d’une fédéralisation au destin sombre. L'Occident doit manœuvrer de manière tactique pour absolument éviter cela. De plus, toute solution reposant sur des concessions unilatérales de Kiev n’est pas durable. Moscou exigera plus, jusqu'à ce qu'à atteindre son objectif : paralyser l’Ukraine.

Enfin, l'Occident devrait examiner comment renforcer la dynamique des relations Union européenne (UE)-Ukraine. La ratification et l'application de l'accord d'association pourrait servir de cadre pour de nouvelles initiatives s’il était utilisé de manière proactive par Bruxelles et par les Etats membres. Pourtant, la question de l’issue finale de cette association sera à l’ordre du jour. Avec un climat de plus en plus hostile à l'élargissement à l’intérieur de l’UE, peu de politiques européens veulent bien parler d’une adhésion ukrainienne. Cependant, étant donné qu’il lui faudrait des décennies pour remplir les critères de Copenhague, une telle déclaration n’aurait aucun coût –du moins pour le moment. D'autre part, le moins l'Europe cherche à traiter directement avec l’Ukraine, le plus elle devra accepter le fait qu’à l’issue du processus de transformation en Ukraine, le résultat différera du modèle européen.

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