L’Espagne nombriliste

Ces dernières années, la politique espagnole a pris l’habitude de faire profil bas, et s’est fermé trop de portes.

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Cet article a été initialement publié dans El Pais le 31 août 2015.

 

Dans les années 1980, après sa difficile transition vers la démocratie, l’Espagne a fait son retour sur la scène mondiale. En seulement quelques années, le pays a mis fin à des décennies d’isolement et a non seulement joué un rôle à l’échelle internationale, mais a de surcroît gagné le respect de ses partenaires et amis. En effet, l’Espagne s’est lancée dans une intense activité diplomatique en Europe, en Amérique Latine et en Afrique du Nord, et a entrepris un grand nombre d’initiatives dans le but de renforcer la paix, la sécurité, la coopération, l’intégration et le développement. Les dix années entre 1986 et 1996 représentent une décennie prodigieuse pour la politique étrangère espagnole, une période pendant laquelle les réussites politiques, économiques et sociales de la jeune démocratie, combinées avec l’orientation internationale du gouvernement de Felipe González, ont permis à l’Espagne de jouer dans la cour des grands. 

Ce retour dans le monde, initié par Felipe González, a été renforcé par José María Aznar. Bien que l’on puisse être en désaccord avec la vision d’Aznar, l’existence de celle-ci est incontestable. Très méfiant envers le fédéralisme et l’axe franco-allemand, la politique étrangère d’Aznar a été un succès selon les normes que ce dernier avait fixées. Bien que cette politique ait contribué à la division de l’Europe en deux blocs sur la question de l’Irak, elle a réussi à placer Madrid sur l’axe Atlantique au même point que Washington et Londres, et a donné un nouvel élan à l’influence internationale de l’Espagne.

Il est courant d’attribuer les succès passés de la politique étrangère espagnole à un solide consensus entre les deux partis établis. Ce consensus, cependant, est un mythe qui ignore les énormes différences entre les positions défendues par les socialistes et le Parti populaire conservateur. Basée sur un raisonnement erroné, cette interprétation conventionnelle néglige la vérité. Cette dernière est que la réussite de la politique étrangère des deux partis était tout simplement due au niveau d’activité. 

Gonzalez et Aznar, à l’opposé de José Luis Rodriguez Zapatero et Mariano Rajoy, ont consacré plus de temps, de personnes, de ressources, et d’intérêt aux affaires internationales. Ils ont peut-être fait des erreurs, mais jamais de manière volontaire. Ils n’ont pas réussi à cacher leur malaise lors des réunions internationales, et ont également manqué de développer des relations approfondies avec leurs collègues, ce qui est si crucial aujourd’hui. Au lieu de cela, ils ont préféré se réfugier dans la rhétorique et la platitude, plutôt que de choisir de participer activement à la résolution des problèmes à l’étranger.

Il est vrai que Zapatero, à la différence de Rajoy, avait une plus grande visibilité à l’international grâce à des initiatives telles que le retrait des troupes espagnoles d’Irak ou l’augmentation spectaculaire du financement de la coopération au développement. Pourtant, malgré la rhétorique pro-européenne de Zapatero, il est difficile de se rappeler d’une quelconque initiative européenne portant sa marque ou d’un problème européen qu’il aurait résolu. En fait, son image internationale positive était davantage due à des initiatives internes, telles que le mariage entre personnes du même sexe ou la défense des droits des femmes. Pendant ce temps, il a écarté la possibilité de projeter l’Espagne sur la scène internationale, en particulier en Amérique Latine, où elle aurait pu avoir un grand impact.

En se méfiant des Etats-Unis et en étant réticent à traiter les questions de sécurité et de défense, le ministre des Affaires étrangères Moratino a laissé la politique étrangère de l’Espagne glisser dangereusement vers le non-alignement. Des initiatives telles que l’Alliance des civilisations – une mauvaise mesure qui manqua de soutien auprès des dirigeants européens -, l’affinité avec les frères Castro, la servilité à la Chine, les sympathies avec la Russie ou encore les efforts mis en place pour aligner l’Espagne avec la Serbie de Milosevic sur la question du Kosovo, ont été réalisées au détriment des relations de l’Espagne avec l’Union européenne (UE) et l’OTAN. Cela a conduit certains analystes à parler de « de-européanisation » de la politique étrangère espagnole sous Zapatero, ce qui a détruit le travail de Gonzalez.

Fondée sur les années Zapatero, l’approche de Rajoy à la politique étrangère consolide l’Espagne comme étant un pays à l’écart de la scène internationale, sous-performant dans les domaines où il était traditionnellement fort. Que ce soit en Atlantique, en Europe, en Amérique Latine ou en Méditerranée, l’Espagne est un acteur à qui l’on ne peut pas attribuer de la visibilité, de la marge de manœuvre ou de la vision. Certes, la crise fournit une bonne excuse pour ce retrait mais c’est une excuse facile, qui n’explique pas les initiatives inefficaces et mal conçues telles que la « Marca España », l’importance excessive donnée à la diplomatie économique, ou encore la présence inexistante de Rajoy sur la scène internationale.

La difficulté qu’a le gouvernement espagnol de parler de politique étrangère découle d’un malaise datant du mandat de Zapatero : la combinaison d’un premier ministre absent et désintéressé et d’un ministre des Affaires Etrangères – Moratino à l’époque, García-Margallo à présent – qui travaillent indépendamment, sans directives du gouvernement, du Parlement ou même d’un parti politique. Dans le cas de García-Margallo, cela a incité de fréquentes et contreproductives tentatives de discuter de la Catalogne, quand celui-ci est en fait le moins à même du Cabinet, en matière de qualifications, à gérer cela. De même, il a pu relier la Catalogne, le Kosovo et la Crimée, un exploit qui non  seulement donne à Poutine une validation internationale et affaiblit la position européenne, mais en plus dépeint à nouveau l’Espagne comme un allié excentrique. Enfin, et pour la touche finale, Margallo a conseillé à la Russie de référer son annexion à la Crimée à la Cour Internationale de Justice, en se basant sur la conviction que cela rendrait nul le transfert de l’autorité de l’Ukraine par Krouchtchev en 1954, et validerait ainsi son annexion par Poutine.

Mais c’est peut-être la réaction de l’Espagne face à la crise de l’immigration qui met le plus en valeur le manque de vision du gouvernement. En effet, Rajoy semble complètement déconnecté de l’affaire alors que ces homologues européens y sont profondément mêlés. Que le ministre de l’Intérieur puisse parler sans vergogne du facteur d’attraction des sauvetages en mer et que les ministres des Affaires Etrangères puissent ridiculement prétendre que les taux de chômage de l’Espagne empêchent une augmentation de l’admission de demandeurs d’asile non seulement provoque de l’embarras, mais en plus aura des répercussions lorsque ce sera l’Espagne qui réclamera la solidarité de ses partenaires de l’UE.

Cette Espagne égocentrée et égoïste est difficile à regarder en face. Le pays ne possède aucun engagement à la promotion de la démocratie et des droits de l’homme à l’étranger, et est aveuglément concentré sur la promotion de son propre bien-être, tout en ignorant les interdépendances dont celui-ci dépend réellement. De plus, le pire pourrait être à venir, car une fragmentation électorale pourrait conduire à encore plus de nombrilisme après les élections de fin d’année. Ces dernières années, la politique espagnole a pris l’habitude de faire profil bas, et s’est fermé trop de portes. Il est temps de les rouvrir et de retourner dans le monde.

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