Les risques d’un engagement accru au Mali

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La guerre au Mali continue de s’étendre, alors même que le processus de paix se trouve sans cesse repoussé. En juillet 19 assaillants armés ont frappé la base de l'armée malienne à Nampala, près de la frontière mauritanienne, tuant officiellement au moins 15 soldats. Quelques jours plus tard, des combats meurtriers ont éclaté dans la ville de Kidal, opposant les forces ostensiblement pro-gouvernementales du Groupe Autodéfense Touareg Imghad et Alliés (GATIA) contre ceux de la Coalition des Mouvements de l'Azawad (CMA), tuant près de 30 combattants.

 
Cela se passe dans un contexte d'assassinats et d’affrontements à plus petite échelle au centre et au nord du Mali. Une violence qui, selon les rapports de presse et les sources locales, peut être attribuée à plusieurs types de facteurs plus ou moins connectés. Certains sont liés aux rivalités personnelles et politiques, au trafic de drogue, ou encore aux efforts déployés par les groupes djihadistes – en particulier Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Ansar al-Din lié à AQMI – pour attaquer les forces de sécurité et d'autres groupes armés, en particulier le Mouvement national pour la libération de l'Azawad (MNLA).

 

En réponse à cette instabilité croissante, l'Opération Barkhane française (le successeur de l'Opération Serval, qui a débuté en janvier 2013), ainsi que la Mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA) ont commencé à étendre leurs opérations dans le pays. A la fin de l'année dernière, les responsables français ont clairement indiqué qu'ils considéraient l'opération Barkhane comme une mission strictement anti-terroriste. En juin cependant, des sources ont indiqué que Barkane était en réalité destinée à cibler certains des systèmes de soutien sous-jacents des groupes armés, y compris le trafic de drogue. De même, le relancement de la MINUSMA incluait notamment une augmentation de personnel et un mandat plus agressif pour cibler certains groupes armés. Cette transformation intervient à la suite d’un rapport publié en mai 2016 par le Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon, qui appelle à une augmentation des forces spéciales dans le nord, ainsi qu’à la création d’ »unités transnationales de lutte contre le crime organisé  » à Mopti, Tombouctou et Gao.

Il est encore difficile de savoir si la politique française dans la région a véritablement changé. Dans une interview le mois dernier avec le magazine Jeune Afrique, le commandant de l'Opération Barkhane Général Patrick Bréthous a déclaré « ma mission n’est pas le trafic de drogue. […] Barkhane agit contre les terroristes » dans le Sahel. Pourtant, il a ajouté que Barkhane est témoin des trafics qui sillonnent le désert, et qu'au cours de la dernière année au Mali et au Niger un certain nombre de saisies de drogue ont été effectuées par Barkhane, et les forces maliennes et nigériennes.

 

Selon un spécialiste de la sécurité française, « tout est une question de priorités liées à la mission principale [antiterroriste]. On ne peut ni ignorer le trafic, ni se concentrer uniquement sur celui-ci, et il y a encore des discussions au sein du CPCO [le centre de planification et de conduite des opérations] et de la direction du personnel de Barkhane sur ce point. »

Ainsi, l’impact de la politique de sécurité française sur la région reste incertain, de même que ce que ces changements pourraient signifier dans la pratique. Pourtant, il semble toujours y avoir une prise de conscience, bien que tardive, au sein des forces françaises et de la MINUSMA de la difficulté à réduire l'influence des groupes armés sans cibler leurs bases sociales et économiques.

 

Cela comporte cependant des risques pour les forces internationales et maliennes, et pourrait exacerber les divisions communautaires  et militaires déjà existantes. Depuis janvier 2013, la nécessité de faire la paix au Mali aurait également permis à des réseaux de trafiquants – certains d'entre eux étroitement liés à des mouvements armés qui font partie du processus de paix – de se reconstituer et de reprendre certaines de leurs anciennes activités. Si les forces françaises et internationales cherchent à cibler l'économie politique de la guerre au Mali de manière accrue, ils courent le risque d’obtenir des renseignements erronés, instrumentalisés par les rivalités locales, ou de ne faire que pousser encore davantage les communautés locales vers les groupes armés.
 
 
La drogue, la sécurité et la politique

Bien que le rôle des économies illégales ou semi-légales qui alimentent la violence, la mauvaise gouvernance et les conflits locaux au Mali  soit difficile à combattre, toute discussion de ces questions nécessite une certaine nuance et une bonne connaissance du contexte. Le commerce de longue distance a toujours fait partie du mode de vie au Sahara, et constituait une solution nécessaire aux contraintes environnementales et aux fluctuations climatiques. Cependant à partir des années 1970, des volumes croissants de produits de contrefaçons subventionnés telles les cigarettes, les armes, et éventuellement la drogue (la plus célèbre étant la cocaïne, mais aussi le haschich et d'autres variations de cannabis, ainsi que, plus récemment, les médicaments sur ordonnance et la méthamphétamine) affluaient à travers le nord du Mali avant de bifurquer vers leurs différentes destinations. Les sommes importantes d'argent qui provenaient de ces opérations – ainsi que les rançons versées pour négocier la libération des otages occidentaux d’AQMI et de son prédécesseur, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), ont aidé des personnalités politiques et économiques locales à atteindre le pouvoir. Les communautés autrefois marginalisées ou asservies ont utilisé l'argent du trafic pour s'armer et cibler les dirigeants des autres communautés, ou pour se présenter aux élections en proposant d'assumer une autorité politique formelle.

Après la rébellion touarègue de 2006, le gouvernement malien s’est de plus en plus tourné vers les milices ethniques, en particulier les Imghad touaregs et les Lamhar arabes, dans le but de contrebalancer le militantisme séparatiste. En retour, le gouvernement accepte de fermer les yeux sur les activités de trafic de ces groupes, voire en profite activement. Cela a contribué à nourrir la compétition entre les différentes factions touarègues et arabes pour l'accès aux itinéraires les plus lucratifs, aux ressources du gouvernement et au territoire nécessaire pour assurer la poursuite du commerce.
 

Pendant et après la rébellion de 2012, la question de l’argent de la drogue et des groupes militants est réapparue sur le devant de la scène lorsque s’élevèrent des dénonciations à l’encontre des dirigeants et politiciens de la communauté locale impliqués dans la contrebande, accusés de soutenir des groupes djihadistes, notamment le Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO). Le spécialiste Wolfram Lacher a montré que les preuves de l'implication directe des groupes djihadistes dans le commerce de la drogue sont limitées, mais que le trafic reste une importante source de revenus dans le nord du Mali – en particulier pour les groupes armés impliqués dans ce conflit incroyablement complexe et multidimensionnel.

 

Bien que les informations sur le trafic au Mali soient rares, et sujettes à des rumeurs difficilement confirmables, voire à des accusations entre rivaux, des spécialistes régionaux et locaux estiment que la plupart des groupes armés au Mali tire un certain bénéfice de ce trafic, souvent par le biais des communautés et des groupes tribaux qui constituent la base de leurs structures. Cela ne veut pas dire que les communautés entières sont associées à ces métiers, comme cela est parfois décrit dans les rapports maliens et internationaux, mais cela signifie que le produit du trafic, comme pour dans n’importe quel commerce, est souvent distribué par des réseaux familiaux et communautaires. En outre, ces réseaux cherchent à protéger non seulement leurs entreprises, mais aussi leurs communautés contre les attaques, tout en essayant de perpétuer leurs positions politiques, économiques et sociales.

 

Cette tentative d'équilibrage de la force économique et politique entre les groupes armés a été une partie essentielle du conflit au Mali avant et après la signature de l'Accord d'Alger en juin 2015. Les combats violents entre l'AMC, GATIA et la Plateforme au sens plus large (qui comprend des Arabes ainsi que des Songhais et d'autres milices) ont finalement cédé la place à une série d'accords locaux signés pour la première fois à Anefis en octobre 2015. Alors que les versions publiées de ces accords sont plutôt vagues, ils comprennent des dispositions publiques liées à la gouvernance, l'intégration dans les forces armées, et la mise en œuvre de l'Accord d'Alger, ainsi que, d’après ce qui a été rapporté, des dispositions secrètes liées aux divers intérêts commerciaux des groupes armés et leurs principaux dirigeants. Ceci est particulièrement important étant donnée la présence très probable de trafiquants dans l’entourage de la direction de certains des groupes armés qui ont signé ces accords.

 

Ces accords étaient une étape nécessaire pour mettre un terme à un conflit communautaire naissant dans le nord du Mali. Ils ont en théorie fourni un modèle pour reconstruire lentement la paix et l'implantation d'une certaine forme de gouvernance crédible dans le nord. Cependant, ils reposent également sur ​​un équilibre fragile des pouvoirs qui englobe : les positions des très controversées autorités intérimaires, l'intégration des combattants dans les services armés du Mali, la participation au programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration de l'ONU (DDR), et la protection des réseaux commerciaux et d'affaires. Alors que la France et les forces de l'ONU cherchent à intervenir plus directement pour couper les fonds des groupes armés, ils rencontrent des difficultés croissantes pour gérer cet équilibre délicat du pouvoir et les relations troubles entre les acteurs armés.

Cela avait déjà posé problème pour la France par le passé. Le Haut Conseil pour l'unité de l'Azawad (HCUA), membre de l'AMC en grande partie composée d'anciens combattants d'Ansar al-Din, a notamment vivement protesté en juin quand le ministre français de la Défense Jean-Yves le Drian a accusé le HCUA de maintenir des liens étroits avec le chef d'Ansar al-Din, Iyad Ag Ghali.

En décembre 2015, les forces françaises ont affirmé avoir tué un certain nombre de combattants liés au commandant jihadiste Mokhtar Belmokhtar, ce qui mena à des protestations de la part des combattants arabes affiliés à la Plateforme pro-gouvernementale qui pensaient avoir été ciblés à leur place – une situation difficile à déchiffrer, car beaucoup de ces combattants étaient en fait autrefois liés à Belmokhtar et au MUJAO. En 2013, les forces françaises ont ciblé des combattants présumés du MUJAO près de la ville frontalière de In Khalil, pour ne se rendre compte que plus tard qu'ils avaient été induits en erreur par des sources du MNLA qui cherchait, au lieu de cela, à régler des comptes liés à des rivalités commerciales entre les marchants arabes et les Idnan touaregs dans la ville. Enfin en avril 2016, après une attaque IED qui tua trois soldats français près de Tessalit, les autorités ont arrêté un certain nombre de Touaregs locaux qui ont été rapidement libérés après des protestations du MNLA et l'AMC. Même si une partie ou l’intégralité de ces hommes était impliquée dans l'attaque, les recherches et les opérations offensives auraient engendré un climat de peur et de consternation parmi certaines populations touarègues, tandis que l’annonce de la saisie d'un convoi de drogue par l'AMC aurait contribué à déclencher les combats à Kidal.

Les groupes armés du nord du Mali ayant non seulement réussi à maintenir leurs positions mais aussi à se réinsérer dans le milieux des affaires, ainsi qu’au sein du processus de paix, il sera difficile de perturber les économies qui soutiennent ces groupes sans provoquer un nouveau conflit entre groupes armés, ou entre les groupes armés d’une part et les forces internationales de l’autre, ou encore entre ces groupes et le gouvernement malien, dont la réimplantation dans les régions centrales et du nord du Mali a été enrayée.

 

En outre, pour comprendre l'économie politique du conflit dans le nord du Mali, nous ne devrions pas mettre l'accent sur les économies au détriment de la politique. L'équilibre fragile et fragmenté des forces dans le nord ne concerne pas seulement l'accès aux routes de la drogue, mais impacte aussi les questions politiques et sociales avec une résonance profonde – un désir continu d'indépendance pour certains, une meilleure représentation et de l'autonomie pour les autres, ou une quête pour élever le statut des groupes sociaux et tribaux autrefois subordonnés.

 

La résolution de ces problèmes politiques nécessitera bien plus qu'un simple partage des postes gouvernementaux, que l'aide au développement, ou qu’une réduction des revenus de contrebande. Tant qu’elles ne seront pas résolues, ces problématiques continueront de faire la paix au Mali une perspective insaisissable. 

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