Les élections de 2018 en Libye: l’ingrédient manquant

Pousser les Libyens à un vote anticipé pourrait s'avérer contre-productif à moins que les puissances européennes ne s'unissent et agissent sur les problèmes maintenant

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Les appels à la tenue d'élections en Libye le plus tôt possible se multiplient ; de nouvelles élections sont au cœur du plan d'action présenté par l'envoyé spécial des Nations Unies, Ghassan Salamé, à l'Assemblée générale en septembre 2017. Alors que ces appels s'élèvent, le besoin d'organiser un scrutin est devenu une préoccupation centrale du groupe « P3+3 » (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni et États-Unis, ainsi que des représentants de l'Égypte et des Émirats Arabes Unis). Pendant ce temps, les Français ont avancé de leur propre initiative pour organiser des élections avant la fin  2018.

La logique derrière ces évolutions est assez simple. La guerre civile de 2014 a aggravé les fractures déjà complexes de la Libye, provoquant une atomisation politique, l'émergence d'institutions financières rivales dans l'Est du pays et un affaiblissement des branches gouvernementales existantes qui ont gelé la capacité d'action de l'Etat libyen. Dans ce vide, les mécanismes informels de fonctionnement ont prospéré, en enrichissant et renforçant ceux qui occupent des postes politiques, économiques ou militaires. La nature incroyablement lucrative de ce nouveau statu quo a, à son tour, mené l'élite actuelle à le maintenir alors même que la violence, la criminalité et le délabrement général submergent le pays. Cette élite a exploité les tentatives internationales de réunification politique et de stabilisation de la qualité de vie afin d'accroître leur pouvoir, leur influence ou leur accès aux ressources.

Après quatre ans dans cette situation, les acteurs internationaux sont exaspérés. Cette frustration les a amenés à rechercher un « mécanisme de forçage » utile pour renverser le statu quo et amorcer le changement. Compte tenu de la rareté des outils politiques disponibles, les élections sont rapidement devenues le mécanisme de forçage communément accepté pour la réforme politique et la réunification institutionnelle.

Le 3 mai dernier à Londres, un consensus croissant semblait émerger parmi les « P3+3 » pour faire pression sur les acteurs libyens lors des élections législatives, conscients des risques pour l’Europe d’une nouvelle guerre civile ou d’une ultérieure détérioration de la situation dans le cadre du statu quo. Bien que des élections parlementaires ne soient pas suffisantes pour résoudre les problèmes sous-jacents de la Libye, les « P3+3 » espèrent qu'un vote contribuera à la création d'un exécutif et d'une législature cohérents et créera un environnement plus propice à de nouveaux changements. Cependant, le consensus international sur la Libye s'est révélé tout aussi difficile à forger que son homologue national. La récente initiative française cherche à faire converger le souhait du « P3+3 » d'élections parlementaires avec des propositions de changements constitutionnels, d'élections présidentielles et de légitimation de la structure militaire nationale créée par l'Egypte et centrée sur l'institutionnalisation de l'Armée nationale libyenne du général Haftar, basée à l'est du pays. Cela permettrait à Haftar de prendre la tête de cette nouvelle structure militaire nationale, sous l'autorité civile élue. La Commission électorale nationale devra également démontrer publiquement que les nouvelles inscriptions des électeurs ont été validées efficacement pour prévenir la fraude. En outre, le nombre élevé de personnes déplacées implique que les autorités devront trouver des moyens pour leur permettre de voter en dehors de leur circonscription, une tâche logistique difficile compte tenu de l’absence d'enregistrement officiel et des craintes que certains ont pour leur sécurité une fois entamé le processus d'inscription. De plus, étant donné le conflit en cours dans de nombreuses régions du pays, on peut se demander si des élections pourraient avoir lieu sur une base véritablement nationale ou si des villes comme Derna et Sebha se verraient refuser leur participation et si les candidats pourraient s'inscrire ou faire campagne équitablement, des inquiétudes justifiées par le meurtre de Salah al-Qatrani en janvier après l'annonce de sa candidature.

Ces multiples problèmes rendent encore plus important l'établissement d'un forum fiable de règlement des différends. En conséquence, cela signifie que la loi électorale doit prévoir des procédures pour le dépôt des griefs et l'identification d'un tribunal pour les entendre. Les tribunaux libyens sont confrontés à de nombreuses menaces qui compromettent leur capacité à être indépendants et, par conséquent, un forum hébergé ou sous protection internationale devrait être envisagé. Cependant, étant donné la sensibilité de la question, tout processus doit être entièrement transparent pour assurer une confiance maximale et minimiser les possibilités de perturbation.

Mais il reste un autre obstacle, qui est lui-même le résultat de la dernière série d’élections : de nombreux acteurs politiques et militaires libyens ne veulent tout simplement pas de changement et sont ouvertement hostiles à l’idée même de nouvelles élections. Cette réticence sous-tend l'incertitude quant à savoir si les scrutins peuvent être menés en toute sécurité ou si les électeurs peuvent exercer leurs droits sans subir de contrainte. De plus, de nombreux Libyens n’appartenant pas à l'élite ne croient pas qu’en ce moment les élections peuvent être autres que destructrices. Compte tenu de la capacité des médias libyens à manipuler l'opinion publique, il reste encore du travail à faire pour convaincre le plus de gens possible de la nécessité d’aller au vote, plutôt que de les y forcer. Cela ne peut être fait de manière significative et efficace que s'il est possible de démontrer que les risques ont été pris en compte ; un organisme comme la Mission d'appui des Nations Unies serait bien placé pour le faire. Et le meilleur moyen d'influencer efficacement l'élite politique libyenne est de la soumettre à de fortes pressions publiques.

Les élections en Libye ont la capacité de stimuler le changement dont le pays a besoin, mais elles ont aussi la capacité d'être fortement déstabilisantes. Les meilleures chances de réussite viendront avec une véritable unité des acteurs européens. Cela commence par un accord entre les principaux acteurs européens, notamment sur le type d'élections – parlementaires, présidentielles ou les deux – qu'il serait le plus productif d'organiser en collaboration avec la Mission d'appui des Nations Unies, la Haute commission électorale nationale (HNEC) et des hommes d'influence libyens pour mitiger les nombreux risques liés à l'organisation d'élections à l'heure actuelle. Les acteurs européens devront également trouver une position unifiée lorsqu'ils traiteront avec les acteurs politiques et militaires libyens et les acteurs régionaux s'ils veulent réduire la vulnérabilité du plan aux perturbations causées par les saboteurs. L'histoire récente nous a appris que la désunion et la confusion sur la scène internationale se reflètent inévitablement sur le terrain en Libye. Pour que les élections de 2018 ne soient pas le reflet de celles de 2014, les leçons des quatre dernières années devront être apprises.

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