Le vide stratégique insoutenable de Berlin en politique étrangère

Berlin ne peut plus se permettre d'exprimer des idées qui n'entraînent pas de conséquences réelles, ni de continuer à noyer le poisson.

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Il existe un contraste frappant entre l'ampleur des changements dans l'environnement international de l'Allemagne et la trivialité du débat stratégique de ce pays. Ce changement comporte trois dimensions qui remettent de manière fondamentale en cause les positions et les pratiques actuelles de la politique étrangère allemande.

En premier lieu, l'Union européenne (UE), bien qu'elle constitue un des principaux cadres de la politique allemande, est plus fragmentée politiquement que jamais et manque d'un noyau stable. Le bloc semble moins capable de constituer un levier pour les forces de l’Allemagne que Frank-Walter Steinmeier, alors ministre des Affaires étrangères, le croyait. Le consensus permissif sur l'Europe a disparu depuis longtemps et le « souverainisme » façonne le discours sur l'UE dans de nombreux pays, y compris en Allemagne.

En outre, la politique des grandes puissances est en train de transformer le système multilatéral. Les puissances mondiales mais aussi les puissances régionales influentes perçoivent de plus en plus l’Europe et l'Allemagne comme des pions sur l'échiquier géopolitique mondial et exploitent leurs faiblesses.

Enfin, le voisinage de l'Europe – et par conséquent celui de l'Allemagne – a perdu la stabilité fragile qui était autrefois la sienne.

Noyer le poisson

Le débat stratégique allemand doit encore s'adapter à ces nouveaux défis. Certes, ni l'Allemagne ni l'Europe ne se sont effondrées sous la pression, mais prendre cela comme une garantie pour l'avenir serait tout à fait naïf. Depuis la réunification en 1990, la question d’une « nouvelle politique étrangère allemande » (Deutschlands neue Außenpolitik) est revenue à plusieurs reprises dans le débat politique allemand, pour être à chaque fois mise de côté par la classe politique, sans backlash public. Comme cela a été évident en particulier depuis le début de la crise financière de 2007-2008, le discours a oscillé en grande partie entre l'idéalisation de l'Allemagne comme leader bienveillant de l'Europe et sa diabolisation comme puissance hégémonique du continent européen. Les dirigeants politiques allemands ont continué à noyer le poisson – craignant toujours de sur-réagir ou de dépenser trop – et ont déploré les inconvénients du statu quo tout en le préservant dans l'espoir éternel que les choses finiraient par s'arranger.

Comme la politique des grandes puissances l'emporte sur l'ordre multilatéral fondé sur des règles et des valeurs, l'Allemagne ne peut même plus tenir pour acquis le milieu favorable que constitue l'Union. Berlin doit ouvrir un grand débat sur comment protéger ses intérêts et peser sur son environnement. Les dirigeants politiques allemands doivent fixer des objectifs clairs et identifier les moyens de relever les défis à venir. Cela implique de formuler une nouvelle stratégie qui distingue entre ce que l'Allemagne doit faire au niveau national et ce qu'elle doit faire à travers l'Europe. Et qui identifie les changements à apporter à l'UE qui permettrait de responsabiliser la politique étrangère allemande.

Berlin ne peut plus se permettre d'exprimer des idées qui n'entraînent pas de conséquences pratiques – comme c'est le cas actuellement. Par exemple, l'accord signé début 2018 par la coalition au pouvoir en Allemagne prévoyait plusieurs mesures pour renforcer la gouvernance de la zone euro et « répondre » aux projets de réforme de l'union monétaire proposés par le président français Emmanuel Macron. Bien que Berlin et Paris souhaitent tous deux que l'Europe devienne plus forte et de plus en plus intégrée, il ne s'est pourtant pas passé grand-chose depuis.

Rhétorique ou action

L’été dernier, la chancelière Angela Merkel avait présenté un plan ambitieux pour une politique européenne commune en matière d'asile et de migration, ainsi qu'une agence européenne pour l'asile avec un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Cette vision à long terme semble également avoir peu de conséquences pratiques pour la politique – dans un style qui rappelle le fameux engagement en faveur d'une armée européenne (ou « armée des Européens » selon l’expression de l’accord de coalition). De même, l'Allemagne a beaucoup parlé de l'initiative de Coopération structurée permanente (CSP), tout en ne faisant pas grand-chose pour construire une « union de défense » – comme l'appelle la ministre de la Défense Ursula von der Leyen – dans l'espoir apparent qu’une telle union puise émerger de rien.

Le décalage entre la rhétorique et l'action est évident presque partout. Pour contrebalancer l'unilatéralisme américain, Heiko Maas, ministre des Affaires étrangères, avait annoncé la formation d’une « alliance des multilatéralistes ». Mais cela exigerait que l'UE soit massivement renforcée comme acteur de politique étrangère, et que l'Allemagne et la France atteignent un consensus stratégique étroit – alors que Berlin ne semble pas avoir poussé pour l’un ou l’autre. Angela Merkel avait notamment parlé du siège non-permanent de l'Allemagne au Conseil de sécurité de l'ONU comme un « siège européen ». Mais, jusqu'à présent, le gouvernement allemand ne s'est pas engagé à fonder son prochain mandat sur des positions agréées avec ses partenaires européens.

A Berlin, il y a beaucoup d'idées pour « plus d'Europe », mais peu de plans pratiques pour y parvenir. Le doute sous-jacent sur l'unité de l'UE ne fait qu'intensifier l'inertie stratégique : si elle était mise à l'épreuve, le bloc risquerait de s'effondrer. La réticence de l'Allemagne à consacrer d'importantes ressources politiques et financières à des objectifs à long terme ne fait qu'aggraver le problème.

La classe politique allemande n'a pas d'idées concrètes qui permettrait d’utiliser les forces de l’Allemagne pour les affaires européennes et internationales ; elle échoue à construire de façon énergique un lien stratégique avec la France et néglige de forger une coalition de partenaires influents au sein de l'UE. Ses grands concepts pour l'Europe sont à ce point déconnectés de la forme et des capacités de l'UE qu'ils en sont inutiles. En outre, la classe politique n'a aucune idée de la puissance dont l'Allemagne devrait se doter. Doit-elle chercher à devenir un acteur mineur dans la ligue des acteurs géopolitiques majeurs, ou doit-elle accumuler du pouvoir pour faciliter l’émergence de l'UE en tant qu'acteur mondial ? Garder ses options ouvertes et éviter tout engagement majeur semblent être l’ordre du jour à Berlin – et c'est une recette pour le marasme.

Pour les deux partis au pouvoir en Allemagne, la coalition actuelle était un plan B. Les préférences actuelles de Berlin en matière de politique européenne et de politique étrangère semblent également suivre un tel plan – ce qui signifie généralement qu'il suffit de continuer à noyer le poisson. Si sa grande stratégie est fondée sur une approche pragmatique visant à maîtriser les risques et à éviter les coûts, le gouvernement risque d'échouer sur ces deux points.

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