La Turquie vote par des temps houleux

Quelle que soit l’arithmétique parlementaire qui émergera dans la nuit de dimanche, il est probable qu’Erdoğan restera la figure politique dominante.

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La plupart des sondages indiquent que les élections anticipées de dimanche en Turquie ne vont pas différer beaucoup de l’élection précédente en juin, avec un parlement « accroché » qui va forcer le parti conservateur au pouvoir, Justice et Développement (AKP), à former une coalition avec l’un des partis d’opposition. Mais dans un pays profondément polarisé au sujet des lignes ethniques et sectaires, et avec des désaccords sur le rôle constitutionnel exact du Président Recep Tayyip Erdoğan, il est difficile d’imaginer une conduite toute en souplesse des politiques turques au cours des prochains mois.

Les 13 ans d’hégémonie de l’AKP sur la scène politique ont été rompus le 7 juin, lorsque le parti conservateur a souffert d’une baisse de près de 20 pour cent dans ses votes. Depuis lors, le processus de paix entre la Turquie et le parti interdit des Travailleurs du Kurdistan (PKK) s’est effondré, et la Turquie a officiellement rejoint la coalition anti-Daech en Syrie. Cela a résulté en trois attaques de Daech à l’intérieur de la Turquie (sur des cibles kurdes) qui ont fait près de 100 victimes.

En fait, bien qu’elle ait été, il fut un temps, en bonne voie de devenir un membre de l’Union européenne (UE), la Turquie semble à présent de plus en plus entraînée dans le bourbier syrien – avec plus de 2 millions de réfugiés sur son sol et en ayant importé le combat entre les Kurdes et Deach au sein de ses propres frontières.

Pire encore, alors que l’élection se rapproche, la Turquie connaît un ralentissement économique et une confusion stratégique paralysante par rapport à sa relation avec les Kurdes – en Syrie ou au sein de la Turquie. Au summum du Printemps arabe, lorsque le processus de paix avec le PKK avançait, les responsables turcs ont souvent parlé « des Turcs et des Kurdes remodelant le Moyen-Orient ensemble ». Aujourd’hui, Ankara voit la question kurde comme une question de « sécurité nationale »,  comme dans les années 1990, et il y a eu des insurrections urbaines à petite échelle dans plusieurs villes kurdes clés cet été. Le Président Erdoğan a intensifié son ton nationaliste contre le PKK ainsi que contre le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-Kurdes – dont les 13 pour cent de succès dans la boîte à scrutin en juin a efficacement privé Erdoğan du nombre votes nécessaires à l’extension des pouvoirs présidentiels qu’il souhaitait.

Même dans ce climat politique très tendu, l’AKP, en fonction, est susceptible d’obtenir à nouveau le plus de votes. Les sondages indiquent que la part de votes pro-islamistes du parti a fluctué aux alentours des 40-42 pour cent – à peu près ce qu’ils étaient en juin quand ils ont reçu 40,9 pour cent des votes. L’AKP est au pouvoir depuis novembre 2002 et sur une grande partie de cette période, la Turquie a connu une croissance économique ainsi que l’expansion de son filet de sécurité sociale. En chemin, l’AKP s’est empêtré avec la bureaucratie et les institutions clés du pays, le menant parfois à être accusé de « parti-Etat ».

C’est précisément cette omnipotence et la réaction contre le style de gouvernance très personnalisé d’Erdoğan qui a conduit à une chute du nombre de votes pour l’AKP (par rapport aux élections générales de 2011). Depuis le soulèvement de Gizi en juin 2013, Erdoğan a été le seul symbole puissant de la politique turque, avec une nation divisée de manière presque égale entre ceux qui l’adorent et ceux qui le détestent. Pourtant, malgré l’évocation de telles réactions viscérales, il a été en mesure de vaincre une vagues de graves allégations de corruption en décembre 2014 – mais payées au prix du resserrement de son emprise sur le pouvoir judiciaire et les médias. Même si la Constitution turque définit la présidence comme un poste symbolique et non-partisan, Erdoğan continue de maintenir un pouvoir absolu sur son parti, sur le pouvoir exécutif, et d’influencer le pouvoir judiciaire.

Pour couronner le tout, il a construit un complexe présidentiel colossal, ou « palais » comme la plupart des gens l’appellent, avec 1100 pièces réparties sur 20 hectares de terres forestières au cœur d’Ankara dans une propriété qui appartenait autrefois au père fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Ataturk – une décision qui lui a cimenté une image de dirigeant despotique aux yeux de la critique.

A bien des égards, Erdoğan reste simultanément l’homme le plus vulnérable et le plus puissant de la Turquie, et les élections législatives de dimanche (tout comme les élections locales, législatives et présidentielles précédentes) sont vraiment à propos de freiner ou d’améliorer son pouvoir.

Une hausse du nombre de votes pour l’AKP signalerait à Erdoğan que ses électeurs approuvent son style autoritaire – de sa prise de contrôle des institutions médiatiques à la Poutine à son ton combatif envers les critiques. D’un autre côté, si les résultats vont dans le même sens que ceux des élections de juin, avec l’AKP en deçà de la majorité nécessaire à la formation d’un gouvernement de parti unique (276 sièges nécessaires), il y aura une opportunité pour que le successeur désigné d’Erdoğan, Davutoğlu, exerce son indépendance et poursuive des coalitions alternatives.

Davutoğlu est connu pour favoriser une « grande coalition » avec le principal parti d’opposition de la Turquie, le social-démocrate Parti républicain du peuple (CHP), avec l’espoir qu’un tel partage de pouvoirs atténuerait l’isolement international de la Turquie et réduirait les tensions internes. La préférence d’Erdoğan, d’un autre côté, est pour une coalition avec l’ultra-nationaliste et social-conservateur Parti d’action nationaliste (MHP) ; même si un tel arrangement approfondirait surement le conflit avec le PKK et isolerait encore plus la population kurde de la Turquie.

Quelle que soit l’arithmétique parlementaire qui émergera dans la nuit de dimanche, il est probable qu’Erdoğan restera la figure politique dominante – ainsi, les réactions contre lui continueront d’être la dynamique politique principale du pays. Le meilleur scénario serait un gouvernement de coalition déterminé à reprendre le processus de paix kurde, à contrer les vulnérabilités économiques de la Turquie, et à inverser son recul démocratique. Le plus malheureux serait un approfondissement des divisions internes et le début de la guerre kurde. Le scénario le plus probable est plus ou moins le même – des turbulences.

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