La tentative de coup d’Etat en Turquie ne change rien et tout à la fois

La tentative de putsch en Turquie s’avère avoir des conséquences inquiétantes pour le pays. 

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La tentative de coup d’Etat en Turquie du 15 juillet s’avère avoir des conséquences inquiétantes et de grande envergure pour le pays. L’appareil d’Etat tente de déraciner les putschistes et leur éventuelle base de soutien à travers une répression massive. L’état d’urgence a été déclaré pour trois mois, permettant au gouvernement de diriger par décret et de continuer les purges au sein de l’appareil militaire. De facto et de jure, le putsch permet désormais au président turc Recep Tayyip Erdogan de concentrer d’intégralité du pouvoir étatique entre ses mains. Le gouvernement accuse les sympathisants de l’imam exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen d’avoir fomenté le putsch, et a demandé l’extradition de ce dernier. Ceci n’a pas été sans créer des tensions avec Washington. L’arrestation ou le renvoi de dizaines de milliers de fonctionnaires risque par ailleurs de faire du respect des droits de l’Homme un enjeu de poids dans les relations entre la Turquie et l’Union européenne.

 

Les services de sécurité dans la tourmente

La tentative de coup d’Etat du 15 juillet constitue le complot contre le gouvernement le plus sérieux depuis 1980 et a impliqué des unités venues des armées de terre, de l’air, de la marine et de la gendarmerie, mobilisant ainsi plus de 10 000 soldats. Celle-ci a échoué principalement parce qu’elle aurait dû être effectuée une heure plus tôt, avant que les services secrets turcs n’identifient une activité inhabituelle parmi les cadets militaires et dans certaines unités, et ne mettent alors en œuvre une série de contre-mesures. Le putsch manqué s’est traduit par une grande secousse de l’armée et de l’appareil sécuritaire. La politique de l’AKP de renforcer les forces de police comme contrepoids à l'armée depuis près de dix ans s’est avérée avoir sauvé le gouvernement dans la nuit du 15 juillet, lorsque les policiers armés ont réussi à résister aux putschistes au cours de plusieurs altercations.

Bien que les commandants des forces supérieures et le chef d'état-major n'aient pas participé au coup d'Etat et qu’ils aient été pris en otage par les putschistes, les soupçons d'une base de soutien plus large au sein de l'armée influencent les décisions du gouvernement dans son remaniement de celle-ci. Parmi les 70 00 soldats détenus, plus d'une centaine sont des généraux – soit près d’un tiers de la structure de commandement. Le centre névralgique du putsch était une base aérienne à Ankara, où les pilotes de chasse et les commandants de l’armée de l’air ont massivement collaboré, bloquant notamment les prises de décisions autour de l'utilisation de la force aérienne. Par ailleurs, des questions ont été soulevées au sein du parti au pouvoir quant à l’incapacité des services de renseignement à identifier le complot à l’avance. Cela pourrait conduire à la création de nouvelles structures de sécurité ou à une deuxième vague de remaniements s’étendant au-delà des seuls putschistes. Pour le moment, le gouvernement turc est déjà suffisamment occupé par les enquêtes et les questions de sécurité.

 

La démocratie mise entre parenthèses

Le succès du coup d'État aurait probablement mis fin à la démocratie turque, mais la réponse qui a suivi celui-ci a également sévèrement altéré la gouvernance. Le gouvernement a déclaré l'état d'urgence mercredi soir. L’application de celui-ci empêche désormais la contestation des arrestations et des licenciements et permet au président Erdogan de concentrer tous les pouvoirs exécutifs ainsi que de gouverner par décret, soulevant ainsi des inquiétudes quant au spectaculaire renforcement de son pouvoir.

 

La répression qui a suivi coup d'Etat s’est infiltrée dans toutes les institutions de l'Etat et administrations du gouvernement. Il y a déjà eu près de 8 000 arrestations de personnalités militaires, policières et judiciaires. En outre, près de 60 000 fonctionnaires ont été licenciés, y compris 35 000 enseignants, 1 500 professeurs d'université, et 2 745 juges et procureurs – soit un tiers de la justice turque. Les fonctionnaires et les représentants du gouvernement ne sont pour le moment pas autorisés à quitter la Turquie. Cette vague d’arrestations inquiète dans la mesure où elle pourrait annoncer un effondrement des services de l'Etat en matière de sécurité et d'éducation et une suspension des procédures judiciaires.

 

Un ennemi nébuleux

Pour les autorités turques, le réseau des sympathisants de l'imam Fethullah Gulen, aujourd’hui exilé aux Etats-Unis, serait au cœur de la fomentation de ce coup d'Etat. En réalité, il s’agissait très probablement d’un réseau beaucoup plus large. Le coup d'Etat n’aurait pu se faire sans une mobilisation massive au cœur des forces armées turques, impliquant les chefs du personnel et les aides de camp de tous les commandants de la force, ainsi que le chef d'état-major Hulusi Akar et les aides de camps militaires du président Tayyip Erdogan. Le gouvernement prétend qu’il s’agissait de cellules dormantes, loyales à Gülen, qui avaient réussi à garder leur véritable identité masquée pendant des décennies.

Gülen est un ancien allié d’Erdogan, à la tête d’un ordre religieux obscur qui s’organise en cercles concentriques de fidèles, comprenant notamment des écoles, des universités, des médias et des ONG pour sa partie la plus visible. Le groupe suit une version modérée de l'Islam et croit en l'éducation laïque, sur la base des enseignements de Fethullah Gülen. Cet homme de 75 ans vit dans un camp reculé dans les Poconos en Pennsylvanie. On raconte que dans ses années les plus prospères, l'organisation de Gülen contrôlait près de 25 milliards de dollars (à travers un réseau de bénévoles et d’hommes d'affaires) et plus d'un millier d'écoles à travers le monde. Les Gülenistes étaient traditionnellement encouragés à faire carrière dans la fonction publique et se sont notamment concentrés dans la police, la justice et les services secrets.

Bien qu’aujourd’hui Erdogan diabolise les Gülenistes, c’était sous le régime de l’AKP que le groupe est devenu une force majeure au sein de l'Etat. Pendant une grande partie de ces dix dernières années, les Gülenistes ont apporté à l’AKP les « ressources humaines » dont il avait besoin au moment de son entreprise de purge des kémalistes, des laïcs purs et durs et des Alaouites au sein de l'armée et de la bureaucratie. La coalition AKP-Gülen a saisi l’opportunité de procès très médiatisés entre 2009 et 2013 tels que celui de Sledgehammer, d’Ergenokon, de Poyrazkoy, ou encore le procès sur l’espionnage militaire, pour purger les forces armées turques de milliers de soldats, dans des circonstances qui ont généré des questionnements sur les procédures judiciaires et l'authenticité des éléments de preuve. Alors que les procès ont réduit l'influence de l'armée dans la politique turque, ils témoignent également de la manipulation croissante du système judiciaire et ont considérablement modifié la structure de commandement de l'armée à tous les niveaux.

Le partenariat entre Gülen et l’AKP a continué à se développer en dépit des craintes et des critiques récurrentes selon lesquelles la nature clandestine de l'organisation Gülen et sa concentration au sein du système judiciaire, de la police, des services secrets et informatiques présenteraient une menace pour la sécurité nationale. A partir du milieu des années 90, les responsables turcs ont commencé à se préoccuper de l’Etat parallèle qu’avaient mis en place les Gülenistes. Mais ce ne fut qu'en 2014 que la discorde entre l'AKP et les Gülenistes éclata au grand jour, lorsqu’Erdogan considéra comme une trahison l’enquête pour corruption menée contre certains de ses proches. Dès lors, Erdogan n’a cessé d’évincer ses anciens alliés. Les officiers aujourd’hui blâmés pour la tentative de coup d'Etat avaient pour la plupart été promus pour remplacer les agents laïcs congédiés lors de la période de partenariat entre l’AKP et Gülen.

 

L’alliance transatlantique sous contrainte

Erdogan soupçonne que les États-Unis aient été au courant ou aient soutenu le coup d'Etat – au motif que certains avions qui ont participé à la tentative de putsch ont été autorisés à se ravitailler à Incirlik, une base de l'OTAN importante utilisée dans la lutte contre Daech, et que l'administration américaine n'a pas condamné le coup d'Etat la nuit même. La diffusion par Wikileaks des emails de l'AKP et le fait que plusieurs grands journaux américains aient mis l'accent sur la réponse excessive d'Erdogan après le coup d’Etat, ne font que nourrir l’idée que les putschistes ont été soutenus par des puissances extérieures.

Les tensions avec Washington sont maintenant avivées par la demande publique d'Erdogan que les Etats-Unis arrêtent Fethullah Gülen. Une conversation téléphonique privée cette semaine a également relayé cette requête auprès du président Barack Obama. Cependant Washington ne peut pas se contenter d’extrader Fethullah Gülen vers la Turquie sans preuve ni procédure. Bien que la gestion de ce processus soit la tâche de la prochaine administration américaine, il est possible que Washington tente de traiter cette affaire sous l’angle juridique, tandis que le gouvernement turc considère l'extradition comme une question politique. La Turquie a plusieurs fois exigé publiquement le retour de Gülen, mais n’avait jusqu’à maintenant pas fait de demande formelle ni fourni de preuves suffisantes. C’est maintenant chose faite, mais les preuves nécessaires restent toutefois difficiles à produire en raison de la nature informelle des liens qui unissaient les partisans Gülen. Des millions d'entre eux ont été inspirés par ses sermons ou étudié dans ses écoles, sans pour autant avoir de connexion réelle avec la hiérarchie de l’organisation.

La relation avec les Etats-Unis sera également affectée par la très probable perte d’implication de la Turquie dans la lutte contre Daech en Syrie, dans la mesure où les unités de renseignement et de lutte contre le terrorisme seront davantage portées sur la chasse aux comploteurs que sur la coopération internationale contre le terrorisme.

Une rupture grave dans les relations turco-américaines ou un retrait turc de l'OTAN seraient néanmoins peu probables, malgré ce que suggèrent certains conseillers de l'AKP. La Turquie a brièvement restreint l'utilisation de la base aérienne d'Incirlik le week-end dernier, mais a depuis autorisé la reprise des vols. De plus, Erdogan a nuancé les propos anti-américains de ses déclarations précédentes en soulignant l'importance du partenariat turco-américain, soutenant dans une allocution télévisée que « les relations entre les Etats ne sont pas basées sur des émotions ».

Il est cependant probable que la Turquie prenne quelque peu ses distances et revienne vers des alliés extérieurs à l'alliance transatlantique – en renforçant notamment ses liens avec la Russie et l'Iran. Le président russe, Vladimir Poutine, a condamné le coup d'Etat samedi dernier et s’est entretenu par téléphone dimanche avec Erdogan, renouant ainsi leur relation quelque peu refroidie depuis que la Turquie avait abattu un avion de chasse russe en novembre dernier. Les deux pilotes turcs impliqués dans cet incident ont d’ailleurs été arrêtés lors des purges récentes.

 

Des aspirations européennes en suspens

Les pays européens ont des difficultés à concilier leurs préoccupations humanistes et démocratiques avec leur alliance signée récemment avec la Turquie. La libéralisation des visas pour les citoyens turcs d’ici octobre semble compromise dans les circonstances actuelles, mais il semblerait pour le moment que la Turquie continuera à respecter l'accord sur les réfugiés signé avec l'Union Européenne en mars dernier. La Turquie pourrait toutefois demander aux gouvernements européens de verser les 3 milliards de dollars d’aide humanitaire prévus pour les réfugiés syriens, directement à l'Etat turc en échange d’un maintien de l'accord.

Dans les jours d’euphorie qui ont suivi le coup d'Etat, le président turc Erdogan a introduit l'idée de rétablir la peine de mort et a continué à exalter la foule lors de discours diffusés sur écrans géants partout dans la ville. Il est toutefois peu probable que cela se produise et il semble que cela relève plus de la démagogie que d’un véritable ordre du jour. Les fonctionnaires de l’UE et les dirigeants européens ont très clairement affirmé que le rétablissement de la peine capitale mettrait fin au processus d'adhésion de la Turquie. Étant donné que la loi ne peut de toute façon pas être appliquée rétroactivement et que cela compliquerait l'extradition de Gülen, il est peu probable que le gouvernement turc ne donne pas suite à cette déclaration. Néanmoins, l'ampleur des préoccupations en termes de Droits de l’Homme risque de geler le processus d'adhésion de la Turquie dans l'UE pendant un certain temps – en pratique du moins.

 

Les motivations des putschistes

Nous connaissons mal les fondements idéologiques du coup d’Etat, s'il y en avait. Il ne s’agissait pas d’un putsch kémaliste, mais des laïcs se sont certainement ralliés aux Gülenistes. Dans le communiqué lu par les putschistes à la télévision dans la nuit du coup d'Etat, ils faisaient les références habituelles à l'OTAN, la démocratie, la liberté de la presse et aux relations amicales avec les pays voisins – mais à aucun moment ils n’ont affiché une identité politique concrète. Certains ont suggéré un désaccord sur les relations avec la Russie ou la question kurde comme motivation possible, mais les militaires et le gouvernement convergent généralement sur les questions de politique étrangère et partagent une position intransigeante envers le PKK. Une explication plus plausible serait que le coup d’Etat était une réponse à l'augmentation de la centralisation du pouvoir par Erdogan et que les conspirateurs y voyaient une occasion de le destituer avant l’éventuelle révision constitutionnelle, partant alors du principe que la communauté internationale ne réagirait pas à la chute de l'AKP. Le coup d'Etat a suivi un remaniement généralisé au sein de l'appareil judiciaire et a devancé une purge de Gülenistes au sein de l'armée qui devait avoir lieu en août. Le gouvernement affirme que les sympathisants clandestins de Gülen attendaient ce moment depuis plusieurs dizaines d’années et avaient conservé des connexions secrètes avec l'organisation, lui fournissant la plupart du temps des renseignements ou déposant des appareils d'écoute dans les bureaux des généraux et du secrétariat général.

 

Quel avenir pour la politique turque ?

Peu de temps avant la tentative de coup d'Etat, Erdogan avait dû remettre à plus tard ses plans de référendum constitutionnel pour un système présidentiel, puisque ses propositions ne bénéficiaient pas d’un soutien suffisant au Parlement ni dans la société en général. Tout ceci pourrait cependant changer aujourd’hui. Avec le coup d'Etat manqué, Erdogan a non seulement consolidé son pouvoir, mais il a également créé un nouveau récit d’héroïsme et de résistance qui mobilise la population. Ceux qui ont répondu à l'appel d'Erdogan dans la nuit du coup d'Etat et sont sortis dans les rues pour résister aux putschistes étaient principalement des islamistes et des partisans de l'AKP. Mais ces derniers jours, les festivités et les rassemblements constants ont attiré une foule de plus en plus massive de conservateurs et de nationalistes.

Il n’y aura pas de précipitation vers de nouvelles élections et il est trop tôt pour dire si Erdogan va s’appuyer sur ce nouvel élan pour pousser dans le sens d’un référendum en faveur d’un système présidentiel ou encourager la tenue d’élections générales. La loi d'urgence est en place depuis trois mois et la priorité sera donnée au « nettoyage » de l'armée, de la justice et du milieu universitaire de tout « virus ». La tendance politique future ne devrait commencer à émerger qu’après cela. 

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