La souveraineté stratégique de l’UE commence en Europe orientale

Alors que les sociétés européennes commencent à faire le bilan de l’influence de la pandémie du Covid-19 sur l’Union européenne (UE), il est de plus en plus fréquent d’entendre que cette épreuve a prouvé le besoin pour l’UE d’une plus grande souveraineté stratégique. Cela ne fait aucun doute. Mais le véritable défi pour la puissance de l’UE et sa souveraineté stratégique ne réside pas dans les masques mais dans la gestion par l’UE de ses problèmes extérieurs, et en premier lieu ceux de son voisinage.

Image par European Union
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Alors que l’UE prépare un sommet en juin prochain avec les Etats du Partenariat oriental – si les conditions liées au Covid-19 le permettent –, l’agenda de ce sommet ressemble à un retour en arrière à la bonne époque pré-géopolitique où la Russie n’envahissait pas ses voisins, où la Chine était un « acteur responsable » attendant docilement son heure, et où les Etats-Unis étaient un partenaire inclusif et multilatéraliste, prêt à compenser l’inactivité de l’UE dans certains domaines tels que la sécurité et la défense. Plus aucune de ces conditions n’est valable aujourd’hui. Et cela impose à l’UE de revoir à la hausse les politiques qu’elle met en œuvre dans son voisinage.

L’UE est déjà marginalisée et n’est plus pertinente pour certains des dossiers les plus difficiles de son voisinage du Sud : c’est le cas pour la Syrie, la Libye, et le conflit israélo-palestinien, ainsi que pour les dynamiques régionales plus larges. L’UE a moins d’influence sur la Turquie qu’au cours des décennies précédentes. L’influence et la pertinence de l’UE dans son voisinage oriental ne sont pas aussi faibles qu’au Sud mais les perspectives futures ne sont pas bonnes. Et ce n’est pas de la faute des Etats-Unis, de la Chine ou de la Russie, mais bien des propres choix de l’UE qui a refusé de s’occuper des problèmes sécuritaires et a choisi de se concentrer sur les objectifs socio-économiques.

Au cours de la dernière décennie, l’UE a investi des milliards d’euros en aides et prêts pour son voisinage. Elle a accueilli des dizaines de sommets, renforcé sa présence diplomatique, accordé des zones de libre-échange, aidé à améliorer la sécurité énergétique et libéralisé des visas dans son voisinage oriental. Il y a eu beaucoup de réussites. Mais elles ne sont pas irréversibles : elles peuvent toutes être annulées par l’aggravation de la situation sécuritaire dans la région. Les voisins de l’UE sont constamment victimes d’attaques sécuritaires : la propagande, le financement illicite de partis politiques depuis l’étranger, des cyber-attaques sur des infrastructures essentielles, des opérations de subversion par les services de renseignement, et comme l’a prouvé l’Ukraine, des agressions militaires ouvertes.

Par le passé, le renforcement de la résilience en matière de sécurité et de défense des Etats du Partenariat oriental incombait principalement à Washington. Les Etats-Unis avaient pris les rênes de l’assistance à ces Etats pour leurs reformes de défense, la coopération en matière de renseignement, et la cybersécurité. Puisqu’ils étaient à peu près les seuls alliés dans des domaines qui relevaient de la survie pour des pays tels que l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie, les Etats-Unis ont également gagné en influence « premium ». Les aides financières de l’UE ne pouvaient pas toujours obtenir le même degré d’influence. Et les Etats-Unis et l’Europe ont bien évidemment travaillé ensemble pour s’assurer de la mise en place des réformes essentielles.

Mais cet arrangement est désormais menacé. La façon dont l’Ukraine a été mêlée aux velléités de destitution de Donald Trump a laissé des cicatrices profondes aussi bien en Europe orientale qu’à Washington. La méfiance qui existe entre le Président Trump et la majorité des diplomates américains supposés mettre en œuvre ces politiques en Europe orientale réduit sans aucun doute l’influence et la crédibilité américaines dans la région.

En suivant les débats européens évoquant la nécessité d’une Europe qui agit d’une manière plus géopolitique et avec plus d’autonomie stratégique, on aurait pu penser que l’UE profiterait de ces circonstances pour entreprendre un renforcement de sa politique pour le Partenariat oriental, mais rien n’est moins sûr. Bien que les institutions européennes aient l’ambition et la volonté d’intensifier leurs efforts, il existe toujours un courant au sein de certains États membres qui souhaitent s’assurer que l’UE reste le moins géopolitique possible en Europe orientale. Au cours des derniers mois, quelques Etats membres ont ainsi tenté de dépouiller la conversation sur le Partenariat oriental de toute ambition sécuritaire. Il y a même eu des tentatives de le reléguer à des questions uniquement environnementales, de lutte contre les inégalités et d’échange entre les jeunes générations.

Plusieurs états membres de l’UE sont allé jusqu’à soutenir que le Partenariat oriental ne devrait pas s’occuper de « cybersécurité », et encore moins de questions de sécurité pure, afin de ne pas provoquer la Russie. Un tel positionnement ressemble fort au désengagement et à l’isolationnisme de Donald Trump.

Si l’Europe est véritablement prête à devenir plus géopolitique, ainsi que stratégiquement autonome, il est temps de le prouver au sein de son Partenariat oriental.

Une façon de le faire serait de lancer une Initiative sécuritaire pour le Partenariat oriental : une initiative faisant le lien entre fonds européens, institutions européennes et capacité des Etats membres à renforcer leur coopération en matière de sécurité avec les voisins de l’UE. Il existe déjà de modestes initiatives de coopération dans ces domaines avec quelques Etats membres, mais elles sont fragmentées, mal coordonnées et disposent de peu de ressources.

L’idée serait de fusionner et de renforcer ces coopérations qui existent déjà. Cette initiative chercherait à maximiser à la fois la coopération et l’aide en ce qui concerne la coordination en matière de renseignements, le soutien au secteur de la sécurité, à la cybersécurité et une coopération militaire renforcée.

Pour cette dernière, un « programme de ventes militaires à l’étranger » ressemblant à celui mis en place par les Etats-Unis pourrait faire partie de l’initiative, permettant aux partenaires d’acheter certains équipements militaires européens à travers des prêts spécifiques. Une refondation de l’entrainement militaire, de l’éducation, de la défense et d’une programmation nationale complète en matière de sécurité sera également nécessaire.

Un tel programme augmenterait également la capacité de l’UE à promouvoir et soutenir des reformes au sein des secteurs de la cybersécurité, de la sécurité, du renseignement et de la défense, en particulier en ce qui concerne la responsabilité publique, l’Etat de droit, et surtout la lutte contre la corruption dans son voisinage.

Il est temps que l’UE arrête d’avoir peur de sa propre ombre dans les domaines de la sécurité. Si elle refuse de s’occuper de ces sujets sensibles, habituellement étrangers à Bruxelles, l’UE se heurtera à un plafond de verre dans ses ambitions d’influence, d’efficacité et de souveraineté stratégique. Il est temps de commencer à investir dans des partenariats stratégiques avec les voisins de l’UE. Ce type de coopération ne doit pas être liée aux débats concernant l’élargissement tant à l’UE qu’à l’OTAN. L’objectif de ces partenariats est de renforcer les capacités des alliés de l’UE et de transformer l’UE en une puissance de plein droit. Faute de quoi, l’influence de l’UE dans les pays du Partenariat oriental risque de décliner progressivement tel que cela est déjà le cas dans son voisinage méditerranéen au cours de la dernière décennie.

 

Nicu Popescu est le directeur du programme Europe élargie de l’ECFR et un ancien ministre des Affaires étrangères de la Moldavie ; Gustav Gressel est chercheur pour le programme Europe élargie de l’ECFR.

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