La diplomatie meurt dans l’obscurité : Les manipulations de l’information en Europe

« Manipulations de l’information » ou « fake news » ? Comment la France répond à cette menace des temps modernes.

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« Manipulations de l’information » ou « fake news » ? Comment la France répond à cette menace des temps modernes.

Qu'il s'agisse de la crise des réfugiés, de la Catalogne ou des dernières élections en France et en Allemagne, la plupart des dirigeants européens ont dû faire face aux manipulations de l'information, dans ce monde de post-vérité auquel nous sommes confrontés aujourd’hui.

La France a été particulièrement active sur ce front. Emmanuel Macron a accusé RT et Sputnik d’être des « organes de propagande » en présence du président russe Vladimir Poutine. Il a ensuite proposé un projet de loi « contre les fausses informations » (rebaptisée plus tard « loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information ») qui s'est avéré si controversé et ambigu que le Sénat l’a bloqué. Divers membres du gouvernement ont également pris position. En particulier, en avril, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères a organisé une conférence à l’occasion de laquelle le ministre Jean-Yves Le Drian est lui-même intervenu (faisant suite à la présentation quelques mois plus tôt de la Stratégie de la France pour le numérique).

Le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et l’IRSEM, le think-tank du ministère des Armées, viennent de publier conjointement un rapport analytique sur ce sujet, qui a d’abord été présenté de façon informelle lors de la XXVIe conférence des Ambassadeurs et des Ambassadrices, puis officiellement lors d’une conférence ouverte par Florence Parly, ministre des Armées.

Ce rapport définit les manipulations de l’information comme « la diffusion intentionnelle et massive de nouvelles fausses ou biaisées à des fins politiques hostile », et souligne que tout n’est pas nouveau dans ce phénomène. Il s’intéresse avant tout aux manipulations de l’information d’origine étatique et étrangères (et ne couvre pas les manipulations intérieures). Le rapport rejette la notion trop vague et polémique de « fake news » au profit du terme « manipulation de l'information » pour désigner la version la plus récente d'un phénomène existant, en notant les « capacités inédites de diffusion et de viralité offertes par internet et les réseaux sociaux ».

Le rapport contient plus de 50 recommandations destinées aux Etats, aux entreprises privées (notamment les médias et les plateformes numériques) et à la société civile. Sept recommandations générales inspirent plus particulièrement ce travail :

1. définir et distinguer clairement les termes ;
2. ne pas minorer la menace ;
3. sortir du court terme ;
4. renforcer la résilience de nos sociétés ;
5. ne pas abandonner le web aux extrémistes ;
6. ne pas céder à la tentation de la contre-propagande ;
7. ne pas croire au solutionnisme technologique.

Une des parties les plus intéressantes de ce rapport est celle qui adresse les futures tendances de la « guerre de l’information ». Il distingue déjà les quatre directions suivantes dans l’action du Kremlin :

1. Cinétisation : les infrastructures de communication vont être ciblées plus fréquemment, notamment le sous-marin et le spatial. Ce phénomène s’est déjà renforcé pendant la phase militaire de l’annexion de la Crimée, au cours de laquelle Moscou a coupé physiquement certains câbles internet et téléphoniques.
2. Personnalisation : à grande échelle, à travers des sms adressés par téléphone aux combattants adverses en Ukraine, ou des fausses informations noyées dans des campagnes légitimes comme les Panama Papers ou le mouvement #MeToo.
3. Normalisation : en se reposant de façon moins exclusive sur des médias désormais bien connus comme RT et Sputnik, mais davantage sur d’autres médias et formes de diffusion plus variés, y compris traditionnels.
4. Proxysation : en ciblant des zones aisément pénétrables comme l’Amérique latine, l’Afrique subsaharienne ou le monde arabe. Les populations de ces zones deviendraient alors des proxys utilisés par le Kremlin pour affaiblir l’Europe et les Etats-Unis (y compris par le biais des populations immigrées).

Aussi surprenant que cela puisse paraître, RT et Sputnik ont accordé une attention considérable à la publication et au contenu du rapport. Mais d'autres journaux, tels que Le Monde et Libération, ont également couvert ce document et critiqué sa focalisation quasi exclusive sur les activités russes.

Les manipulations de l’information ne sont pas seulement la diffusion de « fausses nouvelles ». Leur objectif est de semer le doute et la confusion, de délégitimer toute action en mettant en doute la validité des données, et de diviser en compliquant la diplomatie comme l’action politique nationale. Mais l'enjeu n'est pas seulement de lutter contre la manipulation et ses manipulateurs. La lutte contre la crédulité et le relativisme mérite également une attention particulière, notamment en ce qui concerne la politique étrangère, qui est restée pendant trop longtemps un jeu réservé aux élites. Il est évident que tout cela ne serait pas si grave si l’Europe n’offrait pas un terrain fertile, en particulier à cause d’une crise de confiance dans les élites politiques, la communication politique, la presse et les experts. Le rapport le reconnaît et affirme qu’une volonté politique de renforcer la résilience de nos sociétés est impérative pour lutter efficacement contre ces manipulations.

La lutte contre les manipulations de l’information va demeurer une priorité pour la politique étrangère de nombreux pays européens. Lors de sa prochaine présidence du G7 en 2019, la France envisage de mettre l'accent sur la protection des journalistes, la mobilisation de la société civile et de faire en sorte que les plateformes telles que Facebook et Twitter coopèrent avec les Etats. L’été dernier, Emmanuel Macron et Theresa May s’étaient engagés à une coopération similaire, dans le but de développer des outils avec les entreprises de l’internet pour lutter contre l’extrémisme en ligne.

A terme, les manipulations de l'information pourraient devenir un sujet de discussion pour « les puissances de bonne volonté » qui devraient soutenir plus activement la coopération internationale, comme l’a suggéré Le Drian dans un entretien récent. Cet été, son homologue allemand, Heiko Maas, avait déjà proposé une alliance des multilatéralistes et avait fait de la dénonciation de fausses informations un préalable pour une telle alliance. Maas dénonçait plutôt la désinformation venant de l’autre côté de l’Atlantique, que ce soit sur les échanges commerciaux ou l’accord avec l’Iran. Néanmoins, tous deux se rejoignent pour dire qu'il n’est possible de poursuivre une politique efficace – et de l’adopter au niveau multilatéral – que si nous sommes d'accord sur les faits plutôt que de commencer par les manipuler.

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