Il fut un temps, la Turquie était une société libre. Le pays se déchire désormais de toutes parts

Rien ne semble expliquer la fulgurance avec laquelle la Turquie se déchire de toutes parts

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Cet article a d'abord été publié sur le Washington Post.

 

Rien ne semble expliquer la fulgurance avec laquelle la Turquie se déchire de toutes parts.

En début de semaine, sous la pression de l’homme fort de la Turquie Recep Tayyip Erdogan qui souhaite récupérer le soutien des ultra-nationalistes pour étendre les pouvoirs de sa présidence, Ankara a annoncé son intention de rétablir la peine de mort. La semaine a ensuite été marquée par l’arrestation du rédacteur en chef et de plusieurs chroniqueurs du journal « Cumhuriyet », le plus ancien quotidien d’opposition de Turquie et un symbole du déclin de la laïcité dans le pays, sur des charges frauduleuses de « terrorisme ». Enfin, la nuit de jeudi a vu l’arrestation de Selahattin Demirtas, le leader charismatique du parti pro-kurde, et de Figen Yuksekdag, co-leader de ce même parti. Dix autres députés kurdes démocratiquement élus ont également été arrêtés.

Au moment-même où j’écris ces lignes, les moyens de communications ont été coupés pour empêcher les citoyens de se rassembler – Twitter ne fonctionne plus en Turquie, plus personne n’a accès à Facebook, et les applications telles que Whatsapp ont été bloquées. La répression des réseaux sociaux n’est pas nécessaire : qui se risquerait à sortir dehors et à être arrêté alors que l’Etat d’urgence est toujours en place et que les manifestations sont interdites ? Celles-ci n’ont lieu que dans les sociétés libre ou semi-libres – où les gens ont le sentiment qu’ils peuvent avoir un véritable impact. Il fut un temps où les manifestations de grandes ampleurs secouaient le pays et poussaient le gouvernement à adopter une série de réforme. La Turquie d’aujourd’hui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Plus aucun optimisme ne subsiste.   

L’histoire de la Turquie est en passe de devenir la saga déchirante d’une démocratie musulmane florissante qui n’a pas su saisir l’opportunité du progrès et a préféré s’enliser dans le schéma bien trop répandu au Proche-Orient du despotisme et du culte de la personnalité.  Il y a dix ans, le Parti de la justice et du développement (AKP), alors au pouvoir, était encensé dans le monde entier pour ses réformes et ses avancées vers l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Je faisais moi-même l’éloge de l’idéologie de la « démocratie musulmane » du parti, qui apparaissait alors comme une alternative encourageante au sécularisme autoritaire du Kémalisme et au radicalisme islamique. Dix ans plus tard, la Turquie peine à maintenir des relations civiles avec ses alliés occidentaux, son Etat de droit agonise, et le pays s’est transformé en une véritable épine dans le pied de l’Europe.

Dans cette lente descente aux enfers, Demirtas était une bouffée d’air frais et l’une des meilleures choses qui soient arrivées à la politique turque ces dernières années. Cet ancien avocat des droits de l’homme de 43 ans est à la tête d’une petite coalition de Kurdes, gauchistes et de minorités – avec tout juste assez de vote pour passer le seuil national des 10%. Mais la rhétorique de Dermitas sur le pluralisme et la démocratie était efficace et avait l’avantage de projeter électorat allant au-delà de sa base traditionnelle. C’était un combat de David contre Goliath.  Avec son fameux discours « Nous ne vous laisserons pas devenir un président exécutif » en mars dernier, et la victoire électorale du HDP en juin 2015, Demirtas a empêché Erdogan de mettre en place le changement constitutionnel et les nouveaux pouvoirs qu’il souhaitait. Avec l’arrestation de Demirtas, il n’y a plus aucun obstacle à la mise en œuvre du pouvoir absolu d’Erdogan.

J’ai rencontré Demirtas autour d’un thé, un matin, il y a quelques semaines, à Istanbul. Il avait l’air particulièrement heureux malgré les rumeurs sur sa possible arrestation. Je lui ai demandé pourquoi : « Il faut que nous soyons forts. Nous sommes forts. Nous ne devons pas l’oublier. J’ai compris que le monde ne se soucie de nous autres Kurdes que s’ils pensent que nous sommes fort. »

Il est de plus en plus difficile de dire combien d’alliés occidentaux de la Turquie se soucie encore de l’état de sa démocratie. J’étais à Bruxelles il y a quelques semaines pour une série de rendez-vous, et il y avait un sentiment de lassitude générale à l’égard d’Ankara. Alors qu’ils voyaient la Turquie comme un futur candidat légitime à l’adhésion, les Européens ont à présent baissé les bras. Le débat tourne autour d’une procédure d’adhésion vouée à l’échec ou son remplacement par une sorte d’accord commercial. Si les Européens avaient accepté la candidature turque durant nos années de réformes il y a dix ans, nous n’en serions peut-être jamais arrivés là. Mais qui sait ? Il est douloureux de penser aux occasions manquées.

C’est précisément pour cela que la période que traverse actuellement la Turquie nous est si insupportable à nous autres écrivains, journalistes, mères, pères, et citoyens ordinaires. Ce n’est pas comme si la Turquie n’avait jamais pu gouter à la démocratie. Non, nous avions quelque-chose qui ressemblait à une société libre et ouverte. Nous avions des institutions avec des systèmes d’équilibre des pouvoirs, nous avions des heures et des heures de débats télévisés, un Etat de droit semi-fonctionnel (malgré quelques problèmes), des manifestations, des rassemblements, des espoirs, et à la fin du parcours, la possibilité d’un véritable changement. 

Tout ceci a pour l’instant disparu. Avec la garde à vue de Demirtas et celles d’autres élus, la Turquie a remonté le temps et s’est retranchée dans les jours sombres des années 1990 – caractérisés par le terrorisme, les conflits intérieurs, une économie en difficulté, et le désespoir. En 1994, des députés kurdes avaient été arrêtés au Parlement, ce qui marqua l’entrée dans une période d’escalade de la violence et de la répression.

Je ne connais personne qui se réjouisse du déclin de la Turquie – pas mêmes les supporters d’Erdogan. Personne ne souhaite que l’Histoire  se répète et personne ne veut se laisser entrainer dans le vortex de l’autoritarisme, des milices, et des conflits ethniques et sectaires qui règnent au Moyen-Orient. Mais qui stoppera la marée et défendra la démocratie ? Les dirigeants turcs sont trop égoïstes pour changer la donne, l’opposition est trop faible, et les citoyens sont trop effrayés. Il n’y pas encore de candidat. L’Histoire est faite d’évènements comme ceux-ci. Parfois, il n’y a d’autre choix que de regarder un pays s’autodétruire – et c’est bien là la véritable tragédie. 

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