En quête de liberté d’action : le discours d’Emmanuel Macron sur la dissuasion nucléaire

Le président français Emmanuel Macron s’est adressé au reste de l’Europe, au sujet de la Russie, de la relation transatlantique et de la solidarité européenne.

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Le 7 février 2020, une semaine seulement après le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), faisant de la France la seule puissance nucléaire du bloc, Emmanuel Macron a prononcé un discours très attendu sur la dissuasion nucléaire. Ce discours est un jalon de toute présidence sous la Vème République, et une tradition que tous ses prédécesseurs avaient honorée. Le dernier discours avait été prononcé par François Hollande à Istres, dans le sud de la France, un mois après les attaques terroristes contre Charlie Hebdo. La position pro-européenne adoptée par Emmanuel Macron depuis sa campagne présidentielle de 2017, et sur laquelle il a insisté dans la plupart de ses discours majeurs, était le facteur le plus incertain de son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion. En effet, malgré sa position pro-européenne, plusieurs de ses objectifs n’avaient pas été clarifiés ou même annoncés à ses alliés et partenaires européens – à l’image de son interview tristement célèbre pour The Economist en novembre 2019, dans laquelle il avait appelé à une révision stratégique de l’OTAN (entre autres).

Fidèle à la bien établie « méthode Macron », le discours sur la dissuasion du président français offre aux Européens une proposition audacieuse : un dialogue stratégique sur le rôle de la dissuasion française dans la sécurité européenne avec ceux qui seraient prêts à s’y engager, tout en se réservant la possibilité d’association pour les exercices réalisés par les forces de dissuasion françaises. De plus, ce discours indique clairement que la « force de frappe » reste une prérogative nationale, mais que la France assume ses responsabilités dans la contribution à la culture stratégique commune dont les Européens ont besoin pour survivre dans ce monde de plus en plus incertain. Cette proposition diverge légèrement des autres initiatives récentes puisqu’Emmanuel Macron tend la main aux autres Européens dans l’espoir qu’ils décident de la prendre. C’est ce que le politologue Joseph Henrotin appelle « un vrai stress-test pour la défense de l’Europe ».

Comme nous y a habitué le Président de la République, le discours présente de manière détaillée sa vision de la défense et la dissuasion. Il vient compléter son discours d’août dernier à la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices, dans lequel il avait appelé à ce que la Russie fasse partie de l’architecture de défense européenne – au grand désarroi de son ministère des Affaires étrangères.

Son diagnostic et son pronostic restent les mêmes : le monde est bouleversé, l’équilibre de pouvoir politique et technologique de l’UE est menacé, et l’ordre international libéral est de plus en plus fragilisé et n’oriente plus les normes mondiales. Ainsi, les Européens doivent agir ensemble pour répondre à ces défis collectifs.

Emmanuel Macron affirme, tout comme il l’avait fait lors du sommet de l’OTAN en décembre dernier, que la lutte contre le terrorisme reste la première priorité première de la France. Cependant, Paris ne peut se permettre de se concentrer uniquement sur cette menace, en raison des effets de la globalisation sur « [sa] souveraineté et [sa] sécurité ». Le monde traverse des changements profonds et complexes dans les domaines stratégique, juridique, politique et technologique. Emmanuel Macron insiste sur le fait que – dû au fort impact de la compétition sino-états-unienne dans les relations internationales et l’augmentation des risques d’escalade militaire partout dans le monde – « la sécurité européenne [mérite] plus que le réconfort de la relation transatlantique ». Dans ce contexte, la crise globale du multilatéralisme affecte le système de gouvernance français et l’Europe de manière générale. En raison de la faiblesse de son architecture sécuritaire, l’Europe pourrait être menée vers une course à l’armement, et même vers une course à l’armement nucléaire.

La partie la plus intéressante du discours d’Emmanuel Macron a concerné la 5G, ainsi que le développement et l’exploitation d’une infrastructure cruciale. Il a avancé les opportunités que cette technologie pourrait créer en tant que source d’innovation, mais a également noté les risques qu’elle pourrait amener en exacerbant une compétition entre les grandes puissances et en facilitant un « autoritarisme digital » (en permettant aux régimes autoritaires de surveiller leurs populations).

La « méthode Macron » ne serait pas complète sans une dose d’« en même temps » : malgré les avertissements sur les dangers d’une trop grande dépendance à la relation transatlantique, il insiste sur l’importance de la solidarité au sein de cette alliance. De plus, il a affirmé que l’OTAN et la défense européenne sont les deux piliers de la sécurité européenne. Emmanuel Macron a également appelé au renouvellement de l’ambition européenne et de l’audace dans la définition des intérêts européens – avec un langage semblable à celui qu’il avait utilisé lors de la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices.

Il semblerait qu’Emmanuel Macron ait entendu les plaintes de certains Européens à propos de ce. discours et de son interview pour The Economist. Son discours sur la dissuasion a tourné autour de l’enjeu de « liberté d’action » pour que les pays européens renforcent leur souveraineté nationale. Cette affirmation renvoie non seulement à une action militaire mais aussi à une « souveraineté économique et digitale » qui aiderait les Européens à protéger leurs infrastructures stratégiques et à établir les cadres règlementaires nécessaires.

Le président français continue à croire que les Européens devraient être capables de se protéger eux-mêmes le moment venu, en partie à travers les mécanismes de solidarité déjà en place. Dans cette perspective, il a affirmé – en écho au Livre Blanc sur la défense de 1994 – qu’ils doivent encore définir leurs intérêts. Emmanuel Macron a également demandé à la Russie de devenir un acteur constructif dans la défense européenne, tout en clarifiant que son appel au rapprochement avec ce pays en août dernier n’était que dans le but d’assurer une stabilité en Europe. Dans la même ligne, il appelle les Européens à mettre en place un agenda pour le contrôle des armements de toute urgence.

Emmanuel Macron a utilisé ce discours pour rappeler à ses alliés européens que l’indépendance décisionnelle française dans l’utilisation de sa dissuasion nucléaire est totalement compatible avec « la solidarité inébranlable à l’égard de [ses] partenaires européens ». Il a répété que les forces nucléaires françaises jouent un rôle majeur en Europe par leur existence même et qu’elles ont par conséquent une « dimension authentiquement européenne ».

Emmanuel Macron s’est donc adressé au reste de l’Europe au sujet de la Russie, de l’alliance transatlantique et de la solidarité européenne. Les Français n’excellent généralement pas en construction de coalitions – comme le démontre le manque de coordination européenne lors des précédentes initiatives d’Emmanuel Macron. Néanmoins, ces propositions avancent vers le renforcement de la cohésion européenne et du développement d’une culture stratégique commune. Emmanuel Macron a posé les fondements d’un progrès dans ces domaines ; il incombe maintenant aux autres pays européens d’aider à concrétiser cette « liberté d’action » dont le président français parle.

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