Dans la fosse aux ours : ce qui attend Tillerson à Moscou

Quelle sera la réponse de la Russie aux frappes de Donald Trump en Syrie ?

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Quelle sera la réponse de la Russie aux frappes de Donald Trump en Syrie ?

Vendredi matin, quand le monde s’est réveillé avec la nouvelle des frappes de missiles américains sur la base syrienne d’Al-Shayrat, la première question que beaucoup se sont posés concernait la Russie : quelle sera la réaction de Moscou ? A présent, il semble que la Russie ait réagit aux frappes aériennes exactement de la même façon que le reste du monde – en réévaluant ses attentes de la présidence Trump. Et comme beaucoup d’autres capitales, Moscou a cessé d’émettre de fermes jugements finaux. Le président Trump semble toujours profiter du « bénéfice du doute » au Kremlin, mais cela est en train de changer rapidement.

LA relation

Pour Moscou, la relation avec les Etats-Unis est LA relation qui guide et définit les objectifs et actions de la politique russe dans bien d’autres directions – comme un kaléidoscope, qu’on tournerait pour faire tomber les billes selon différentes dispositions. Cela explique que, depuis novembre 2016, certains dossiers politiques importants aient été « mis sur pause » – Moscou ne sait pas quelle direction prendre, jusqu’à ce qu’elle sache où se placer par rapport à Washington.

Moscou a essentiellement espéré que Donald Trump deviendrait un président dénué d’idéologie, qui mettrait « l’Amérique d’abord », mais qui déprioriserait l’ordre du monde mené par les Etats-Unis, y compris l’idéal démocratique. Cela aurait rendu la vie de Moscou bien plus simple. Alors que les deux pays pourraient toujours s’affronter sur nombre de sujets – comme la Chine, l’Iran ou la défense antimissile – les problèmes plus « émotionnels » – les aspirations américaines à démocratiser la Russie, et la violation par la Russie de l’ordre mondial mené par les Etats-Unis en annexant la Crimée – n’auraient plus été à l’ordre du jour. Et ils en espéraient autant pour les changements de régime démocratique – autre partie de l’« attitude idéologique » américaine que la Russie trouve profondément problématique.

Les fauteurs de trouble et les décideurs de Moscou

Les réactions de Moscou aux souffrances et métamorphoses grandissantes qu’a connu l’administration Trump depuis janvier ont été intéressantes à suivre. Toutefois, pour comprendre ces réactions au mieux, il faut faire la distinction entre les fauteurs de trouble et les décideurs à Moscou.

L’opinion des fauteurs de trouble – surtout les médias et les parlementaires, avec Dmitry Kiselev, le présentateur télé, qui fixe le ton – a subi un complet revirement. L’euphorie qui a initialement suivi l’élection s’est transformée en silence en février, quand Michael Flynn, le conseiller à la sécurité nationale, a annoncé sa démission, et ensuite en condamnation bruyante après les frappes aériennes de vendredi.

Les décideurs – en premier chef, le Kremlin – ont toujours été plus prudents et réalistes. Ils n’ont pas suivi l’euphorie, ni complètement perdu espoir désormais. Mais ils ont signalé que, si le kaléidoscope des relations entre Moscou et Washington prenait un tournant plus rude, alors les billes des autres politiques seraient redistribuées en conséquence.

Un exemple de cela est arrivé quelques heures seulement après le discours du vice-président Mike Pence à la conférence sur la sécurité de Munich pendant lequel il a plaidé pour que « la Russie soit tenue responsable » de ses actions. En réponse, Vladimir Poutine a signé un ordre exécutif reconnaissant les documents – tels que les naissances, les mariages et les certificats de décès – délivrés par les milices dans les « républiques populaires » de Donetsk et Louhansk, signalant qu’il était prêt à l’escalade en Ukraine.

De la même façon, la décision de Moscou vendredi dernier de suspendre les accords avec les Etats-Unis pour la désescalade des conflits en Syrie a témoigné de sa volonté de défendre les intérêts et la stratégie de la Russie au Moyen-Orient. Mais il est utile de remarquer qu’alors que les fauteurs de trouble étaient furieux, les déclarations du Kremlin sont restées mesurées, bien que tendues.

Et maintenant ?

Les prochaines actions de Moscou dépendront largement de son interprétation de ce qui s’est passé, et du pourquoi.

Tout d’abord, la façon dont Moscou comprend ce qui s’est passé à Idlib est importante. Si Moscou croit véritablement que le simulacre est le résultat d’une frappe aérienne du régime visant une usine « terroriste » d’armes chimiques – plutôt qu’une attaque chimique délibérée de la part du régime – alors sa vision de l’attitude américaine sera accablante, et une escalade des représailles est fortement possible.

C’est ce qui s’est passé en septembre dernier, quand après la présumée accidentelle attaque américaine sur les troupes syriennes, Moscou a commencé à bombarder Alep, mettant fin à l’accord de cessez-le-feu qui avait été essentiellement rédigé sous les conditions russes. Le monde avait été déconcerté par ce qui semblait être une destruction sans aucun sens, mais la raison en était que Moscou ne croyait pas que l’attaque américaine ait été accidentelle. La Russie croyait plutôt que les Etats-Unis étaient de façon délibérée en train de violer les termes d’un accord avec Moscou, et elle était furieuse.

Cependant, si Moscou fait sciemment valoir une explication des événements erronée pour protéger ses « clients » – comme cela avait été le cas lorsque le MH17 avait été abattu, et comme cela pourrait être le cas maintenant – alors elle sera plus compréhensive envers la réaction américaine, et une contre-escalade a moins de chances de se produire.

Ensuite, la façon dont la Russie interprète les intentions de Donald Trump est importante. La déclaration du Kremlin met en avant que Donald Trump est en train d’essayer de détourner l’attention de pertes en Irak. Une interprétation plus probable est qu’il est en train d’essayer de détourner l’attention de problèmes intérieurs. N’importe laquelle de ces raisons serait, à la fin, tolérable pour le Kremlin. En effet, si Donald Trump réussissait à mettre fin aux discussions à Washington sur ses liens avec la Russie, cela pourrait même être pratique pour Moscou.

La Russie pourrait aussi comprendre le désir de Donald Trump d’avoir l’air fort, même par rapport à la Russie. L’analyste russe Dmitri Trenin a dit que « M. Trump a effectivement fait à Vladimir Poutine ce que M. Poutine lui-même avait fait à Barack Obama en septembre 2015 quand il avait lancé l’intervention militaire russe au Moyen-Orient ». Même si cela pourrait certainement agacer Moscou, il l’accepterait à contrecœur comme un prêté pour rendu légitime.

Est-ce le vrai Donald Trump ?

Toutefois, la pire crainte de Moscou est que ce soit le vrai visage de l’administration Trump qui ait émergé vendredi. Dans ce cas, la présidence Obama « idéologico-libérale » n’aura pas laissé la place à un pragmatique bienvenu par Moscou, mais plutôt à un autre interventionniste unilatéral. Comme l’affirme Dmitri Suslov, « Donald Trump agit comme un « acolyte de George Bush » », ce qui est encore pire que Barack Obama pour la Russie.

La grande question à Moscou est désormais de savoir si les Etats-Unis ont réellement modifié leur politique en Syrie vers une position qui assure que « Bachar Al-Assad doit partir », et si oui, dans quelle mesure ils sont prêts à utiliser des moyens militaires pour y arriver. Toute demande pour faire du départ d’Assad un prérequis à un règlement du conflit ne sera pas envisageable pour Moscou. Cela signifierait perdre la face et subir une énorme défaite idéologique. Par ailleurs, le Kremlin traite aussi cette demande comme tout simplement intenable.

Cependant, si la position américaine n’est pas si rigide, alors Moscou restera probablement ouvert à une coopération avec la Maison Blanche. En effet, la Russie pourrait même se servir de la posture de « mauvais flic » des Etats-Unis pour faire pression sur Damas et Téhéran, dont la fixation sur une victoire militaire est tout autant intenable aux yeux de Moscou, et qui frustre probablement le Kremlin bien plus qu’il ne veut l’admettre publiquement.

En octobre, la Russie se préparait à une présidence Clinton qui s’annonçait hostile, menant potentiellement à un « affrontement cinétique» en Syrie. Aujourd’hui, Moscou se prépare à la visite de Rex Tillerson. Il pourrait recevoir un traitement en quelque sorte mitigé – Moscou voudra exprimer son désaccord avec les événements de vendredi – mais en réalité, elle est probablement désespérée d’obtenir la confirmation que ce dont ils ont été témoins vendredi n’était pas le véritable Donald Trump, mais seulement une image changeante.

Si cela s’avère être le cas, alors Donald Trump pourra continuer à profiter du « bénéfice du doute » accordé par le Kremlin encore quelques temps. Toutefois, si le Kremlin décide qu’ils ont vu le vrai Donald Trump vendredi dernier, alors il commencera à se préparer pour les affrontements mentionnés plus haut. Et les réverbérations de cette position du kaléidoscope pourraient bien être ressenties par des billes de politiques bien loin de la Syrie.

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