Comment les Etats-Unis traitent leurs alliés : le système bancaire européen sous la menace

L'affaire BNP Paribas montre que les Etats-Unis sont heureux de risquer de faire plonger le système bancaire européen dans le chaos. L'Europe doit en prendre bonne note.

Un tribunal newyorkais est sur le point de sanctionner la BNP Paribas, première banque de France (et d’Europe), d’une amende dont le montant serait compris entre 2 et 16 milliards de dollars. Cette mesure de nature judiciaire concerne en fait le cœur de la relation entre la géoéconomie et la finance mondiale d’une part, et l’influence géopolitique des Etats-Unis d'autre part.

Partons de l’hypothèse que les fuites et les rumeurs qui courent sur cette affaire seraient toutes vraies – que la BNP Paribas est vraiment coupable d’avoir fait des affaires avec des Etats sous embargo des Etats-Unis (l’Iran, le Soudan et Cuba notamment) et d’avoir pour cela utilisé le dollar, violant ainsi la loi américaine. Admettons l'ironie du fait que le nom qui revient le plus souvent dans ces rumeurs soit un symbole de l’establishment français,  alliant l’aristocratie, les vieilles fortunes, une ex-famille présidentielle, la diplomatie, et désormais des transactions bancaires hors la loi…

Même en acceptant tout cela, la France n’est pas le seul pays dans lequel les banques prennent des libertés avec les lois. Le monde anglo-saxon excelle dans la gestion des marchés de capitaux offshores avec des dispositions pour favoriser ses propres affaires – le Delaware et les Iles Vierges, par exemple. La BNP Paribas a contrevenu à des mécanismes de sanctions qui sont essentiels à la gouvernance mondiale. Mais trois choses sont à prendre en compte avant de se précipiter et imposer des amendes écrasantes : les raisons incidentes qui ont mené à une violation technique de la loi américaine, la proportionnalité entre le délit et la sanction, et l’impact systémique de cette affaire.

L’unique raison pour laquelle la BNP Paribas serait passible de poursuites judiciaires est parce qu’elle a conduit ses transactions énergétiques en dollar américain – utilisé comme monnaie de transaction à l’échelle globale, particulièrement dans le commerce du pétrole. Si la banque avait utilisé l’euro – ou encore le renminbi – elle n’aurait pas été passible de sanctions.

Cette affaire a des implications graves pour la gouvernance mondiale. Les Etats-Unis tirent un « privilège exorbitant » de leur position d’émetteur de la seule véritable monnaie globale. Ils n’ont jamais utilisé ce privilège contre la Chine, qui est le plus grand détenteur de réserves en dollars au monde, et dont les deux-tiers circulent sur des marchés de capitaux offshore – mais l’ont effectivement utilisé contre les Européens. Quelles sont les chances pour que les banques et entreprises chinoises n’aient jamais fait affaire avec un Etat faisant l’objet de sanctions – de la Corée du Nord à la Birmanie, l’Iran, le Soudan ou le Zimbabwe – en utilisant le dollar américain ?

L’Union européenne et la zone euro sont évidemment face à leurs propres contradictions : elles discutent et décident de sanctions qui diffèrent de celles imposées par les Etats-Unis mais n’ont toujours pas mis en place la souveraineté monétaire totale qui garantirait une véritable indépendance.  Le choix de la Chine de ne pas internationaliser le yuan, mais de créer son propre système de règlement en commerçant en renminbi semble d’autant plus judicieux. La décision très récente de la Russie d’utiliser le renminbi pour commercer avec la Chine – la rendant ainsi imperméable aux mécanismes de sanctions à l’avenir, en est un exemple parfait (à l’époque de l’alliance sino-soviétique, les deux pays socialistes commerçaient en francs suisses !).

De plus, la proportionnalité de la sanction infligée à la BNP Paribas est contestable. Une amende de 10 milliards de dollars réduirait à néant un an de profit de la banque. Elle serait évidemment collectée en espèces, sur les fonds des actionnaires et non sur les dépôts. Cela mènerait à un risque systémique majeur : la première banque européenne, qui émerge d’une crise bancaire occidentale sans précédent, sera certainement contrainte de recapitaliser – c’est-à-dire de vendre une importante part de son activité.

A ce niveau, la géoéconomie et la géopolitique se rencontrent. Le système financier américain a mis la finance occidentale à genou avec les excès incontrôlés d’avant 2007, lesquels ont causé la crise de l’euro qui s’en est suivie. Les Etats-Unis, comme à leur habitude, utilisent leur privilège de monnaie de réserve pour trouver une solution qui leur soit bénéfique, aux dépens de presque tous les autres. Ils ne devraient pas être autorisés à porter à nouveau un coup sérieux à l’économie européenne. Une comparaison honteuse peut déjà être faite entre la politique de création monétaire illimitée de la Réserve Fédérale américaine et la gestion bien trop prudente de la BCE. Comme le Japon avant les « Abenomics », l’Europe paye le prix, avec un euro bien trop élevé, de son rôle de banquier central responsable. Doit-elle rester les bras croisés pendant qu’un « allié » dominateur se donne le droit de risquer la faillite du système bancaire européen ?

Les fidèles alliés, certains diront même naïfs, des Etats-Unis doivent tirer une leçon du comportement de l’administration Obama. Cette administration américaine est plus attentive à ses adversaires et à ses partenaires de coalitions qu’à ses alliés, qu’elle prend pour acquis, quand elle ne les méprise pas. Durant les deux derniers mandats présidentiels, la France a été le meilleur allié des Etats Unis sur plusieurs fronts.  Elle a été le principal garant européen de  la sécurité globale, en allant de l’Afrique à l’Afghanistan. Elle a cependant subi une humiliation cuisante lors du revirement américain de dernière minute sur la question de la Syrie, sans aucune explication. Personne ne partage autant le point de vue des Etats Unis sur l’Iran ou la Russie que la France, même si les décideurs politiques français sont parfaitement conscients d’une diplomatie sans grande inspiration, tantôt moralisatrice, tantôt opportuniste qui est désormais la spécialité des Etats-Unis. Par exemple, les Etats-Unis ont accablé la France lorsqu’elle a ralenti les négociations avec l’Iran à Genève, bien que cela ait permis de parvenir à de meilleurs termes que ceux auxquels les Etats-Unis étaient prêts à acquiescer.

Mais l’économie française est à un moment de faiblesse – plus qu’à tout autre moment depuis le début des années cinquante. Ses banques n’ont guère d’amis parmi les Anglo-saxons, qui apprécient peu la volonté de la France de constituer un noyau bancaire pour la zone euro. C’est dans ce contexte que l’on donne carte blanche à un système judiciaire basé à New York pour ravager le  système bancaire français.

Fort avec les faibles, faible avec les forts : c’est à cela que ressemble désormais la stratégie globale du président Obama. Désormais, nombreux sont ceux qui doutent de l’engagement des Américains dans leurs alliances, que ce soit en mer de Chine ou en Ukraine. Les Etats-Unis se sont révélés incapables d’influer sur la montée géopolitique de la Chine en raison de leurs propres intérêts commerciaux et financiers. Ils ne se permettent de menacer la Russie de sanctions que parce qu’ils n’y ont pas d’intérêts économiques en jeu : leurs alliés vont payer à leur place, comme ils l’ont déjà fait pour aider l’Europe de l’Est et comme ils le feront pour stabiliser l’Ukraine. Les Etats-Unis, bien plus que l’Europe, sont un obstacle à la réforme du FMI, aux efforts entrepris pour réguler les marchés bancaires off-shore et à la lutte contre le changement climatique. Mais ils peuvent mettre leur hégémonie monétaire à profit afin de menacer de ravager le système financier d’un allié, et cela au pire moment possible.

Nous espérons que, s’ils sont reconnus coupables, certains dirigeants de la BNP Paribas qui sont responsables de ce chaos seront sanctionnés. Bien sûr, s’ils devaient un jour aller en prison, ils ne risqueraient pas d’y croiser les dirigeants américains sanctionnés pour avoir précipité la crise de 2007-2008, puisqu’aucun d’entre eux n’a été incarcéré. Mais la première conséquence politique d’une énorme amende prélevée sur le système bancaire français et européen sera un affaiblissement de l’alliance avec les Etats-Unis aux yeux de ceux-là mêmes qui la voyaient comme politiquement souhaitable.

Peut-être le président Obama et son administration isolationniste, qui ajustent leur politique étrangère en fonction des intérêts économiques à court terme d’entreprises prédatrices à l’échelle mondiale et de l’hégémonie américaine sur la finance et le marché de l’énergie, n’ont en vérité que faire de leurs alliés à ce stade.  Le président Obama fait ainsi passer la sécurité économique américaine avant toute autre préoccupation, et aux dépens de la sécurité économique de ses alliés. L’Europe doit en prendre bonne note.

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