Bienvenue dans la « jungle »

La lutte dans les rues de Calais est un rappel constant que si l’Union européenne est divisée dans sa réponse aux défis auxquels elle fait face, ceux-ci pourraient venir à bout d’elle. 

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Un dimanche grisonnant de novembre, un petit groupe de militants d’extrême-droite marche dans le centre-ville de Calais. Ils crient « La France aux Français » tout en distribuant des posters à l’effigie de la dirigeante du Front National, Marine Le Pen. La raison pour laquelle ils protestent est l’existence sur le littoral de la Manche d’un camp de migrants irréguliers surnommé « la jungle ». Non loin de là, après avoir passé des contrôles de sécurité poussés, des volontaires français et britanniques aident des habitants du camp à construire des abris de fortune.

Ces abris de jardins ne sont pas chauffés et ne bénéficient d’aucune lumière naturelle, mais avec de l’isolation et des couvertures étanches, ils semblent bien plus agréable que les tentes fragiles dans lesquelles une grande partie des milliers de ces migrants vivent. Des camions en provenance d’un entrepôt à l’autre bout de Calais amènent des vêtements chauds qui ont été sélectionnés par des dizaines de volontaires parmi une pile de dons si importante qu’elle a atteint le plafond.

Il n’y a rien de tel qu’une crise pour faire ressortir les extrêmes, et les divisions à Calais reflètent celles qui divisent partout au sein de l’Europe. La situation à Calais est une de long terme : les premiers camps « informels » de la ville sont apparus en 2002 lorsque le centre d’accueil de la Croix-Rouge a été fermé par le gouvernement français. Bien qu’ils aient été déplacés de nombreuses fois, les camps se sont transformés au fil du temps en un bidonville de facto avec des restaurants, une école et même un magasin de vélo.

Tout au long de cette décennie, le désaccord a persisté entre les gouvernements britannique et français, qui se blâment mutuellement pour les problèmes concernant le tunnel sous la Manche. Les autorités françaises surveillent le camp mais hésitent à fournir un certain type d’aide qui le transformerait en une colonie permanente. Plus tôt ce mois-ci, et après avoir été poursuivi par plusieurs ONG, les autorités françaises se sont vues ordonnées par un tribunal de Lille d’améliorer les conditions sanitaires et de fournir une protection sociale pour les mineurs non-accompagnés. En janvier, le gouvernement fournira de meilleurs abris pour certains habitants. Les femmes et enfants du camp seront prioritaires pour l’obtention de logements décents, mais les jeunes hommes, qui forment la majorité de la population du camp, devront se contenter de tentes et d’abris de fortune. Beaucoup ont renoncé à leur souhait d’aller au Royaume-Uni, et se sont résolus à rester au camp tandis que leurs demandes d’asiles sont traitées en France. En journée, le camp est relativement calme, mais sa stabilité fragile: il y a souvent des troubles violents et des bagarres avec la police, en particulier lorsque celle-ci tente de déplacer des gens et de les envoyer aux quatre coins de la France. Des incendies éclatent régulièrement: le 13 novembre, la nuit des attaques terroristes à Paris, un feu accidentel a détruit environ 40 tentes et abris.

Les élections régionales de décembre approchent pour le Nord-Pas-de-Calais-Picardie (région dans laquelle la « jungle » est située), et le camp en est un enjeu particulièrement sensible. Marine Le Pen y sera tête de liste pour le Front National et se dirige potentiellement vers une victoire historique pour son parti, dans ce territoire traditionnellement socialiste. Elle a qualifiée la situation à Calais de « véritable cauchemar » et a évoqué des images alarmistes de « vague migratoire géante » s’apprêtant à déferler sur la France. L’un de ses principaux adversaires, Xavier Bertrand, qui se présente pour Les Républicains, a exhorté les britanniques à changer leur attitude, à réformer leur législation du travail et à arrêter d’employer des travailleurs sans papiers.

Etant en outre un sujet polémique dans les débats électoraux, il est clair d’après les discussions au sein de l’Europe que pour les gouvernements, la question de la migration se situe entre la politique de long et de court terme. Accueillez des réfugiés, cela en attirera encore plus. En Europe, une grande partie de l’électorat préfère pécher par excès de prudence, et déclarer que leur pays est « plein à craquer », dans l’espoir vain que la pression migratoire sur l’Europe les écoute. A Calais, c’est cette exacte politique qui est employée. Avec l’aide du gouvernement britannique, des barrières de cinq mètres de haut aussi aiguisées que des rasoirs ont été construites autour du tunnel sous la Manche cet été, ce qui rend l’accès à Douvres encore plus compliqué. Environ 20 personnes sont mortes cette année en essayant de quitter la France, percutées par des trains, écrasées par de la marchandise dans les camions, ou noyées en essayant d’aborder un ferry. Pour dissuader encore plus les migrants, la police française essayer de mettre en place une politique de harcèlement constant: elle chasse les migrants de leurs cachettes et les arrête uniquement pour les libérer quelques jours plus tard, afin que le cycle se reproduise. Pendant ce temps, de nouveaux arrivants continuent d’affluer à Calais, dans l’espoir de rejoindre leurs familles au Royaume-Uni et de trouver un travail dans un pays qui est à moins de deux heures de route.

Les bénévoles font l’aller-retour entre Calais et l’autre côté de la Manche pour contrecarrer cette politique de dissuasion. « Nous ne parlons pas de politique ici, nous fournissons une aide d’urgence », m’a dit l’un des organisateurs. « Le but est d’aider les gens à survivre et de nous occuper de leurs besoins de base. Lorsque cela sera fait, nous aurons le temps de considérer la prochaine étape ». Alors que les organisations locales françaises ont toujours été actives, l’action bénévole en provenance du Royaume-Uni a augmenté cette année, en particulier à l’apparition de plusieurs rapports sur la situation. Les bénévoles apportent des vêtements, des caravanes, de la main-d’œuvre. Les dons pour les bottes en caoutchouc, les tentes et les matériels d’apprentissage de l’anglais arrivent via des listes de souhaits sur Amazon. Après le dernier grand incendie au camp, un appel « Go Fund Me » (Financez-moi) a été mis en place pour que le camp ait son propre camion de pompiers.

Le mot à la mode dans le vocabulaire des bénévoles est « dignité ». Les dons doivent être effectués de manière organisée afin d’éviter la récupération. Les bénévoles se moquent de certains vêtements d’occasion qui sont envoyés. La phrase « Si vous ne le portez pas vous-même, ne le donnez pas aux réfugiés ! » est constamment répétée dans l’entrepôt. Pour les différends culturels de long terme redoutés par l’extrême droite, des solutions pratiques de court-terme peuvent être trouvées dans la « jungle ». Par exemple, certains des habitants du camp demandent à ce que les femmes bénévoles qui s’y rendent ne viennent pas en jean moulant. Elles revêtent donc par-dessus leurs vêtements des pantalons étanches qui les protègent de la boue. Certains nouveaux arrivants ne sont pas habitués à ce que des femmes soient en charge. Ainsi, les équipes de bénévoles essayent de mélanger les hommes et les femmes.

Tandis que la météo se détériore et que les opinions se durcissent en Europe après les attaques de Paris, la situation dans la jungle est peu susceptible de s’améliorer sous peu. Les bénévoles français ne font pas la publicité de leurs actions parce qu’ils ont peur des répercussions que cela pourrait avoir sur leur voisinage. Ainsi, les bénévoles qui viennent à l’entrepôt sont priés de ne pas partager de photos du « front » sur les réseaux sociaux. Tout comme les autres bénévoles partout en Europe, ils continuent de protéger la dignité humaine sur le court terme. Cependant, l’existence ininterrompue de la jungle, tout comme les autres centres d’accueil de réfugiés éparpillés sur le continent, témoigne du fait que le volontariat ne peut agir seul comme solution palliative. Ce qui est vraiment nécessaire, c’est une volonté politique pour un engagement holistique de long terme envers la source des flux de réfugiés, et la gestion des arrivées collectives. La lutte dans les rues de Calais est un rappel constant que si l’Union européenne est divisée dans sa réponse aux défis auxquels elle fait face, ceux-ci pourraient venir à bout d’elle. 

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