Au-delà de l’organisation Etat islamique en Irak et en Syrie et d’un ordre levantin en train de s’effondrer

Julien Barnes-Dacey nous parle des ruptures d'équilibre géopolitique dans la région du Levant.

Alors que la Syrie et l'Irak s’enfoncent dans une profonde guerre civile sectaire qui a déjà contribué à donner vie à l'organisation Etat islamique en Irak et en Syrie (EIIS), l'ordre du Levant est en voie d’implosion. Même si les frontières étatiques sont préservées, la région est entrée dans une phase de violente transformation qui est en train de remodeler radicalement l'ensemble du paysage en donnant plus de pouvoir aux acteurs et forces, à la fois locales et régionales, fondamentalement opposées au statu quo précédent.

Les causes de la crise actuelle peuvent être retracées jusqu’à l'invasion de l’Irak en 2003 qui a eu pour effet de donner le pouvoir à la majorité chiite. Cela a eu non seulement des implications nationales importantes en annulant le contrôle sunnite installé de longue date dans le comté mais a aussi jeté le pays dans la zone d’influence de Téhéran alors qu’il était considéré comme un rempart contre les ambitions d'expansion régionale iranienne. À bien des égards, ni la minorité sunnite du pays ni les Etats arabes de la région n’ont pleinement accepté cette transformation – le nouvel ordre chiite n’a pas non plus chercher à les arranger -. Le pays a connu une situation de véritable guerre civile depuis ce moment.

Le conflit en Syrie est le deuxième acte d’une même pièce avec des manifestations pacifiques appelant au changement se transformant rapidement en une lutte régionale plus large. Cette transformation est mue en partie par le désir de la majorité sunnite en Syrie de causer la ruine d’une minorité Alaouite brutale mais aussi par l'ambition des pouvoirs régionaux d’endiguer l'influence croissante de l'Iran en Syrie et de remodifier l'équilibre régional en leur faveur. L’enlisement dans le conflit syrien a contribué à redynamiser la lutte pour le pouvoir en Irak tout en posant des questions similaires au Liban où la population sunnite est irritée par sa perte du pouvoir historique au profit du mouvement chiite Hezbollah soutenu par l’Iran.

Dans ce contexte peu favorable et alors que la question de l'identité et du leadership sunnite a été précipité sous le feu des projecteurs en raison de la perception d’une série d'humiliations régionales, des conflits violents ont provoqué la montée en puissance de l'EIIS. Contrairement aux acteurs locaux et régionaux qui envisagent encore largement les conflits en cours à travers le prisme du système existant d'Etat-nation, l’EIIS a une vision qui englobe l’idée d’un effondrement de l'ensemble de l'ordre régional et de son remplacement par un califat sunnite transnational. L’EIIS a déjà cherché à imposer ce nouvel ordre dans la bande de territoire transfrontalier sous son contrôle en Syrie et en Irak.

Dépassé par ces conflits qui se chevauchent les uns les autres, l'ordre du Levant dans son ensemble est foncièrement remis en question et s’enfonce de plus en plus. Une violence de plus en plus profonde, une fragmentation géographique et sectaire, la hausse des acteurs non-étatiques armés et des idéologies transnationales préparent le terrain pour une refonte radicale de toute la région. Alors que les acteurs étatiques, à la fois dans la région et en Occident continuent de se concentrer sur le caractère sacré de l'intégrité territoriale de la région, la réalité sur le terrain se meut rapidement dans une direction opposée. Cela est en partie la conséquence directe des politiques que ces acteurs poursuivent eux-mêmes.

L’EIIS est peut-être la manifestation la plus visible de cette tendance mais à bien des égards c’est seulement un symptôme des profonds changements en cours. Même si elles sont finalement vaincues, ces forces continueront à déchirer la région. Il reste à voir si et comment la région peut être stabilisée à terme alors que l'élargissement de l'implosion plutôt que la désescalade constitue la perspective immédiate la plus probable. Cela laisse potentiellement présager d'un troisième acte encore plus destructeur. Cependant quand l’agitation sera enfin retombée, la région sera confrontée à une géographie du pouvoir très différente.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.