Plus d’union pour l’UE.

Le premier discours de Jean-Claude Juncker au Parlement européen sur l’état de l’Union restera dans l’histoire comme une occasion manquée

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Le premier discours de Jean-Claude Juncker au Parlement européen sur l’état de l’Union restera dans l’histoire comme une occasion manquée. Il y a évoqué le problème crucial de l’intégration européenne, mais le climat politique actuel et la peur de perdre l’approbation des Etats membres l’ont empêché de réfléchir plus en détail à ce que signifie pour l’Union européenne (UE) le fait ne pas avoir «  assez d’Europe dans cette Union » et « pas assez d’Union dans cette Union ».

Ce que Juncker a omis de mentionner dans son discours, c’est que le poison lent que représente l’inter-gouvernemental risque de tuer l’UE. Non pas parce que l’inter-gouvernemental est une mauvaise chose en lui-même, mais plutôt parce que cela a progressivement modifié le mode d’interaction et le climat de négociations à Bruxelles. La culture politique de l’intégration européenne a changé, car ses racines communautaires ont été négligées. L’UE d’aujourd’hui semble être une quasi-fédération, gouvernée par des esprits confédérés.

Les médias européens ont également détecté ce changement, dans leurs efforts pour rendre compréhensibles les discussions complexes de l’UE. Ils observent les acteurs politiques aux prises avec des défis majeurs pour l’Union, tels que la crise de la dette souveraine, la guerre en Ukraine, ou encore la crise des réfugiés – autant de situations appelant à une réponse commune -, et concluent que l’Europe est en échec. La mauvaise performance de l’UE provient de trois tendances qui semblent se renforcer mutuellement : un approfondissement hybride, un élargissement utilitaire, et une fragmentation du centre politique.

En ce qui concerne la première tendance, l’UE a approfondi son niveau d’intégration de manière significative dans les années 1990, à la suite d’une décennie de stagnation qui commença vers le milieu des années 1970. Toutefois, à la suite de cet approfondissement, les dimensions inter-gouvernementales de la politique d’intégration ont également été renforcées. Des piliers inter-gouvernementaux ont été créés, le Conseil européen est devenu l’institution dominante, et l’intégration «à la carte » a gagné beaucoup d’importance. En revanche, les projets d’avant-garde vers une intégration plus approfondie – tels que la coopération renforcée, dans le jargon des traités – sont devenus de rares exceptions. Bien que la justice, les affaires intérieures, ainsi que la politique étrangère et de sécurité comportent à présent certaines  caractéristiques d’une organisation communautaire – par le biais du Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE) ou du rôle du haut représentant en tant que président permanent du Conseil des Affaires Etrangères -, l’élaboration de ces politiques reste essentiellement inter-gouvernementale. Il n’y a pas d’objectifs communs au-delà des positions et préférences partagées par les Etats membres, il n’y a aucun processus commun au-delà des procédures routinières du Conseil, et il n’y a que peu d’instruments politiques au niveau de l’UE. L’approfondissement n’a pas abouti à une décision à propos de ce que l’Europe devrait être. Comme Charles Grant l’a observé en 2011 : alors que l’UE peut paraître tenir bien plus de Monnet, en réalité elle tient beaucoup de L’Europe des patries de de Gaulle.

La deuxième tendance, celle de l’élargissement utilitaire, s’est développée en parallèle de la première. Alors que les négociations de Maastricht avaient tenté de faire pencher la balance en faveur d’une Europe fédérale, les négociations qui ont suivi ont reculé pour laisser place à un renforcement de la nature hybride de l’UE. Outre les controverses post-Maastricht, l’approche par les Etats membres de l’intégration européenne sont devenues plus instrumentales. L’adhésion à l’UE devait offrir des avantages plutôt que des coûts. L’élargissement au sud a fait entre des Etats membres cherchant une position politiques aux marges de l’UE et qui ont marchand des concessions en échangé d’une prise de décision par consensus. L’élargissement au nord a ajouté à ce clivage un groupe d’Etats prospères dont l’approche principalement instrumentale. Enfin, l’élargissement à l’est a renforcé les écarts de répartition et renforcé les stratégies et les tactiques de négociation qui ont pour but l’optimisation des avantages découlant de l’adhésion à l’UE. En conséquence, l’UE en est venue à être dominée par une forme de politique utilitariste. Les gains ou préférences des Etats membres sur le court-terme l’emportent sur les objectifs communs de long terme. De toute évidence, l’utilitarisme est politiquement contagieux – il a lentement mais surement fait son chemin depuis la périphérie de l’Union jusqu’à son centre politique. Pratiquée de façon soutenue, la poursuite manifeste de leurs propres intérêts par certains Etats membres déclenche des stratégies égoïstes chez les autres. La boucle est bouclée et, en pratique, dans l’UE, tous les Etats membres poursuivent en premier lieu leurs propres intérêts nationaux.

L’érosion du centre politique traditionnel est la conséquence logique de l’approfondissement hybride et de l’élargissement utilitaire, et engendre la détérioration du réseau de relations interétatiques. Avec plus de 20 membres, l’UE est devenue hétérogène et bien plus diverse sur le plan politique. Les coalitions couvrant les politiques de l’UE ont disparues, et le nombre de membres utilisant leur véto a augmenté. Des observateurs comme Wolfgang Schäuble ont détecté cette troisième tendance dès son commencement, et n’ont pas hésité à parler de « nationalisme régressif ». La contre-stratégie de Schäuble, appelée « Kerneuropa », a délibérément cherché à approfondir l’intégration au sein d’un noyau dur de membres, comme un contrepoids centripète aux dynamiques centrifuges de l’Europe de l’après-Guerre froide. La vision de Schäuble, cependant, n’a pas abouti. Au contraire, l’Europe « à deux vitesses »  a été perçue par les principaux décideurs politiques comme pouvant être génératrice de divisions graves au sein de l’UE. Au lieu de cela, l’ancienne structure de direction de l’UE a commencé à disparaître.  

Au tournant du siècle, la fragmentation avait gagné. En effet, lorsque le sommet de Nice a négocié une réforme des voix pondérées pour les votes à la majorité qualifiée (VMQ),  l’idée d’origine qui consistait à renforcer les options pour atteindre une majorité avait perdu face à l’obsession des Etats membres pour leur statut et le veto. Avec la montée du Conseil européen en tant qu’organe de décision central, le VMQ a perdu de son importance. Aujourd’hui, les enjeux les plus importants auxquels l’UE fait face finissent toujours à la table du Conseil européen et en négociation inter-gouvernementale, car la prévalence des intérêts nationaux divergents ne permet pas une approche communautaire. La politique de puissance, ainsi que les mesures unilatérales ad hoc et les passes d’armes sémantiques qui caractérisent la gestion des crises ont remplacé la coordination intensive qui avait lieu au sein des coalitions plus permanentes et politiquement fiables.

Sans but ni processus définis, l’élaboration des politiques de l’UE est devenu une pagaille collective, dans lequel les petits comme les grands Etats membres laissent trainer les problèmes sans les résoudre. Ils créent pour les autres Etats membres des externalités auxquelles ces Etats doivent répondre, ce qui en retour suscite un besoin pour une coordination des politiques. Dans ce contexte, les propositions de la Commission ne sont que cela : des propositions qui peuvent devenir ou pas un point de référence dans les escarmouches entre les gouvernements. Aucune institution et aucun Etat membre ne peut cadrer avec succès le débat ou préparer un résultat solide. La perspective de former un noyau dur au sein de l’UE a cessé d’être un facteur de consensus pour « plus d’Europe » car elle a perdu toute sa crédibilité. Pas même Paris ni Berlin ne semblent avoir la volonté de mettre en place une avant-garde solide au sein de l’UE.

La gestion de la crise des réfugiés illustre douloureusement l’état actuel de l’Union. L’afflux auquel font face certains Etats membres de ne donne pas lieu à une politique commune mais conduit à des solutions lentes et inefficaces. L’action unilatérale de tel ou tel Etat membre imposé à d’autres de prendre des mesures, que ce soit de faire passer des migrants seuls ou même à deux, de construire un mur sur la frontière avec la Serbie, ou encore de signaler une  approche sans retour de Berlin. Si Merkel avait voulu utiliser le flux massif de réfugiés en Allemagne pour favoriser un accord entre les Etats membres sur un système contraignant de réinstallation et une politique plus commune d’asile, la stratégie était mal préparée. L’Allemagne impose ses vues avec trop peu d’effet, car Berlin n’a pas assez préparé le terrain pour disposer de leviers suffisants, n’agit pas avec le soutien d’un groupe consensus constitué, et n’a pas de système d’incitation pour gagner des alliés supplémentaires. Aucune de ces lacunes ne peut être comblée sur le court terme. Par conséquent, l’Allemagne tente de créer des leviers supplémentaires en menaçant de procéder à des coupes dans les fonds structurels. Cette approche semble à peu près aussi convaincante que la menace britannique de se retirer de l’UE si aucun autre Etat membre n’accepte l’idée d’une Union plus faible. L’autre option, un « inter-gouvernementalisme incisif»  testé lors de la gestion de la crise de l’euro, a également échoué à donner pleine satisfaction, notamment parce qu’elle inversait la vieille logique d’intégration dans le but de mettre en place une asymétrie de puissance entre les Etats membres. Les disparités de puissance dans le centre politique de l’UE n’ont jamais été ressenties aussi intensément que dans le cas du « super-inter-gouvernementalisme » de la zone euro.

 

Jean-Claude Juncker avait raison. Les niveaux « d’Europe » et « d’Union » dans l’UE sont dangereusement bas. Si bas que l’Europe pourrait ne pas sortir renforcée de la crise des réfugiés.

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