Les défis politiques de l’économie numérique

Christoph Steck présente les défis politiques que l'Europe doit surmonter pour s'insérer pleinement dans l'économie numérique.

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La vague d'innovation venant de la sphère numérique représente pour les entreprises et les décideurs politiques de nombreux avantages, mais aussi un certain nombre de défis.Cela a forcé beaucoup de secteurs à innover afin d’être plus compétitif au niveau mondial. Le secteur des télécommunications a été l'un des premiers secteurs à avoir ressenti les effets perturbateurs du numérique, mais tous les autres secteurs suivront tôt ou tard. Incontestablement la concurrence numérique a permis l’amélioration de nos entreprises et de nos économies, les rendant plus productives et compétitives. Cependant, réguler de manière juste ce domaine en évolution constante et favoriser un environnement permettant la mise en place d’une véritable compétition nécessite de repenser de manière radicale l’approche qu’ont les décideurs politiques, d’une manière similaire à celle que les entreprises doivent entreprendre.

Cette évolution pose une question politique fondamentale car une réglementation désuète ou l’absence de mise en œuvre des règles existantes engendre une situation dans laquelle les mêmes services ne sont pas abordés de la même manière par les décideurs politiques. Beaucoup d'entre nous dans l'industrie des télécommunications pensent que les consommateurs méritent la même protection quels que soient l'entreprise fournissant le service, son siège social, ou l'endroit à partir duquel le consommateur accède au service. Une uniformisation des règles du jeu au niveau du monde digital est la condition préalable pour pouvoir garantir les droits des utilisateurs tout en permettant une compétition équitable entre les entreprises et les services. Aujourd'hui, les consommateurs utilisent les services Internet comme substituts aux médias traditionnels et aux services de communications. Du point de vue de l'utilisateur, quelle est la différence entre un message WhatsApp et un SMS? Ou entre un appel Skype et un appel venant d'un mobile? Malgré l’absence de différences, la régulation en matière de protection des données des consommateurs est totalement différente selon le service concerné.

Le fait que les entreprises souhaitent la fin de politiques si injustifiées et asymétriques ne correspond pas, non plus, à une forme de protectionnisme. Si les chauffeurs de taxi à Bruxelles, Madrid ou Londres se plaignent car ils doivent payer une importante somme d’argent pour leurs licences, alors que les nouvelles sociétés numériques proposant des services similaires n'ont aucune obligation de faire la même chose et peuvent donc offrir un service moins cher, cela constitue une plainte justifiée qui doit être résolue. Les décideurs politiques se doivent de trouver le juste équilibre en matière de réglementation.

Pour ce faire, les législateurs devraient tout d'abord analyser les nouvelles dynamiques du marché, afin de déterminer si les règlements existants sont encore nécessaires. Des quotas nationaux visant la télévision sont-ils nécessaires quand pratiquement tous les films jamais produits sont facilement accessibles en ligne? Dans un deuxième temps, ils doivent concevoir des politiques capables de survivre à l’épreuve du temps. Le monde du numérique étant en état de changement quasi permanent, tenter de légiférer sur chaque aspect de celui-ci entrainera des distorsions du marché et aura des effets négatifs à la fois sur les consommateurs et les entreprises. Plutôt que de faire cela, les législateurs devraient se contenter de superviser les marchés et de définir des limites claires sur ce qui est permis et ce qui ne l’est pas afin de laisser les marchés se développer et expérimenter à l'intérieur de ces paramètres prédéfinis.

L'économie numérique est globale. Cependant, les traditions économiques ou juridiques diffèrent d'une région à l'autre.Les Européens, par exemple, déterminent leurs lois sur la base de ce qu'ils jugent admissible compte tenu de nos traditions. Cette vision peut être différente de celles ayant cours dans d’autres parties du monde, notamment sur des sujets comme la vie privée ou la concurrence.

Dans ce cas, la vision européenne de l’économie numérique pourrait être mise à l’épreuve par la façon dont les législateurs réagissent à la domination grandissante mais aussi aux abus des plateformes digitales.Pour les entreprises, cette émergence d‘écosystèmes basés sur des plateformes essentiellement digitales représente peut-être le plus grand défi. Toute entreprise peut, par exemple, créer une application mobile, mais seules deux sociétés dans le monde détiennent les systèmes d’exploitation sur lesquels ces applications peuvent fonctionner: Android et iOS. Ce secteur mobile / Smartphone est nettement différent de l'environnement dans lequel Internet s’est développé dans les années 1990 : à l’époque, il était possible de créer, à l’instar de Google, une entreprise du fond d’un garage grâce à un Internet qui avait pour caractéristique d’être peu normalisé, de disposer d’un grand nombre de noms de domaine accessibles et de bénéficier d’autres éléments qui étaient tout aussi favorables au développement rapide d’une entreprise. Aujourd'hui, l'environnement est beaucoup moins dynamique et est dominé par quelques grands fournisseurs de plates-formes numériques qui ont créé des écosystèmes entiers et ont la puissance financière permettant d’assurer leur domination sur le secteur à travers le rachat de concurrents, qui, bien qu’étant plus petits, sont plus innovants et ont une croissance plus rapide – comme ce fut le cas pour Facebook et WhatsApp.

Que pouvons-nous faire? Les Européens se doivent d’être honnêtes et d’admettre qu’ils ont manqué la première vague de numérisation. Il est fortement improbable que l’Europe crée un autre moteur de recherche qui puisse rivaliser avec les géants du secteur, cela constitue le passé du monde digital et l’Europe doit se tourner vers l’avenir. Le monde d’aujourd’hui est de plus en plus numérisé et entre dans un « Internet des choses » hyper-connecté. Toutes les industries se digitalisent, c’est ce qui a été surnommé « l’industrie 4.0 ». Afin que l’Europe puisse occuper une place importante dans ce domaine, il est nécessaire d’aborder les questions d’échelle. Une des raisons principales du retard accusé par le continent est le fait qu’il n’existe pas, en Europe, de marché commun au même niveau que ceux des Etats-Unis et de la Chine où les services proposés peuvent atteindre un plus grand nombre de personnes. En effet, si l’on crée un service en allemand ou en néerlandais, la portée de celui-ci sera beaucoup plus limitée du fait de la langue et des restrictions réglementaires propres à chaque pays européen. Il est donc nécessaire de créer une plus grande échelle au niveau de l’Europe et cela ne peut se faire qu’en créant un marché commun et en se basant sur d’autres mécanismes come l’introduction de normes communes par exemple.

De plus, avoir des compétences numériques est essentiel pour saisir les opportunités permises par la digitalisation de nos sociétés actuelles. Les décideurs politiques et les organisations éducatives devraient, par conséquent, favoriser l’entreprenariat en Europe et veiller à ce que les européens soient « digitalement éduqués ». La Silicon Valley, la Corée et la Chine, entre autres, ont compris qu’une population éduquée dans le domaine des innovations numériques correspond à la puissance économique d’aujourd’hui et de demain. L’idée selon laquelle les logiciels régneront sur le monde est aujourd’hui largement comprise et acceptée. Nous allons vivre dans une société où une économie basée sur des algorithmes va toucher tous les secteurs de notre industrie. Pourtant, des milliers de mathématiciens talentueux sortent encore, en Europe, de l’université sans jamais avoir appris que les algorithmes dirigent aujourd’hui des pans entiers de nos économies.

Il est important de comprendre que la construction d'une voiture fantastique ne suffit pas, dans un futur proche cela ne sera plus qu’une boite de métal conduite par de l’intelligence artificielle. Pour cette raison, il est important d’accueillir à bras ouverts cette propension à favoriser des solutions intelligentes et les innovations permises par Internet. Dans ce contexte, le fait que la Commission européenne et les gouvernements nationaux considèrent l’éducation en matière digitale et la promotion de l’esprit d’entreprise comme une priorité est un signe positif.

Le World Wide Web est, à l’origine, européen. Il a été créé par un scientifique britannique, Tim Berners-Lee, au CERN de Genève. Cependant, sa puissance commerciale a été comprise par les entrepreneurs américains tout d’abord, puis, plus tard, par les entreprises chinoises. Le World Wide Web, tel qu’il a été initialement conçu, était un espace aux normes ouvertes, avec des services interconnectés et sans restrictions d’accès. Ces caractéristiques ne sont pas celles de l’Internet de plus en plus mobile que nous connaissons aujourd’hui. Celui-ci est caractérisé la propriété de domaines, fonctionne en enfermant les consommateurs et en excluant la concurrence et repose sur l’illusion d’un service gratuit qui coûte aux utilisateurs leurs données personnelles.

Il est temps pour l'Europe, ses entreprises, ses décideurs politiques et ses sociétés d’adopter le monde numérique tout en protégeant fermement leurs croyances, leurs traditions et leurs points de vue.Et, qui sait, cela pourrait même permettre la réapparition des valeurs initiales de transparence, d'ouverture et d'innovation qu'Internet avait perdu.

 

A partir des observations faites par Christoph Steck au cours du débat « L’Europe a-t’elle un avenir numérique ? » organisé lors de la réunion annuelle de l’ECFR à Bruxelles le 12 Juin 2015. Steck est le directeur de la politique publique et de l’Internet chez Telefonica SA et préside le groupe de travail sur les affaires internationales et la gouvernance Internet de l’ETNO. 

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.