La stratégie globale de l’Union européenne en trois citations

La stratégie est nécessaire, mais les mécanismes de sa mise en place n’en sont pas moins importants.

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par Robert Cooper

Cet article a été préalablement publié dans The Dahrendorf Forum le 19 Mai 2016.

L’Union européenne (UE) est en train de développer sa nouvelle Stratégie Globale[i]. Robert Cooper affirme que la stratégie est certes nécessaire, mais que les mécanismes de sa mise en place n’en sont pas moins importants. Partant de son expérience et des travaux réalisés jusqu’à présent sur la Stratégie Globale, il appelle à une transformation culturelle qui mettrait l’expertise locale et l’initiative au cœur de l’élaboration des politiques.

 

Un besoin de stratégie

 

Winston Churchill : « Messieurs, nous n’avons plus d’argent. Maintenant il va falloir penser. »[ii]

 

L’UE ne manque pas d’argent, mais manque surtout de chance. Nous avons fait face à la plus grande des menaces – nous-mêmes – lorsque nous avons créé l’OTAN et l’UE, mais ceci n’est pas suffisant. Les élargissements successifs de l’UE ont agrandi la zone de stabilité et de bonne gouvernance, mais cela ne s’est pas produit de la manière miraculeuse que nous attendions initialement. Le vrai miracle va mettre bien plus de temps à se produire. Les Balkans ne sont certes plus en guerre, mais ils ne sont pas réellement en paix non plus.

Par ailleurs, les problèmes au-delà de nos frontières sont bien plus grands encore. Les Etats sur notre flanc oriental sont principalement dysfonctionnels, affaiblis par les conflits de basse intensité que la Russie entretient. Si nous avions besoin d’une preuve que les objectifs de la Russie sont à l’opposé des nôtres, en voici une : alors que nous rêvions, peut-être naïvement, d’un cercle d’Etats apaisés et bien gouvernés autours de nous, l’ambition de la Russie semble faire en sorte que ses voisins restent affaiblis par des conflits et une mauvaise gouvernance. La manière dont cela bénéficie à la Russie est difficile à comprendre, mais il est certain que cela ne nous bénéficie pas du tout.

Les événements au sud et sud-ouest de nos frontières montrent qu’il ne suffit pas de mettre fin à nos propres guerres : les guerres des autres peuvent aussi créer une crise en Europe. Nous avions déjà appris cela avec les Balkans, mais il semblerait que nous l’ayons oublié. La guerre civile en Syrie, une tragédie d’une ampleur sans égale depuis la Seconde Guerre mondiale, entame sa sixième année et est devenue une menace pour la stabilité de l’Europe. Nous ne devrions pas partir du principe que la Syrie est le seul pays au Moyen-Orient où une guerre civile est possible.

Enfin et surtout, les seize dernières années ont montré que les Etats-Unis pouvaient connaître des sautes d’humeur et des changements politiques sans précédents. Le président Obama a fini par conclure que les interventions au Moyen-Orient avaient fait plus de mal que de bien et que la Russie est un désagrément régional et non pas une menace mondiale. Il serait difficile de ne pas être d’accord. Nous devrions aussi nous alarmer du fait que le Président Obama et Donald Trump tombent d’accord sur le principe que l’OTAN est une organisation réservée aux profiteurs européens. L’UE va devoir prendre ses responsabilités. La première étape est de penser. La Stratégie Globale sert à cela.

 

Un besoin d’organisation

 

Norman Schwarzkopf : « Les amateurs pensent en termes de stratégie, les professionnels en termes de logistique. »[iii]

 

Il n’y a pas de mal à réfléchir stratégiquement. Pour un paquebot comme l’Union européenne, avec 28 capitaines potentiels, il est important de partager le même sens de l’orientation. Néanmoins, savoir où l’on veut aller est inutile si l’on ne dispose pas des moyens pour s’y rendre. Les opérations militaires échouent si la logistique ne suit pas. Une stratégie européenne restera insignifiante si elle ne dispose pas de l’organisation pour la mettre en œuvre. L’évaluation présentée au Conseil l’été dernier prend la mesure des problèmes auxquels l’UE fait face sur le plan extérieur[iv]. Le monde qu’elle décrit – complexe, mouvant et connecté – est bien plus divers que celui auquel nous avions affaire par le passé. Il s’agit d’un monde où un pays en voie de développement peut être une grande puissance, et où un problème dans un petit pays inconnu aujourd’hui peut se transformer demain en crise pour l’Europe, avec des menaces émanant aussi bien des Etats puissants que des Etats faibles. (La crise aux frontières de l’Europe reflète parfaitement l’impuissance des Etats).

Ceci n’est plus un monde gouverné par quelques puissances qui partagent la même culture et histoire européennes. Même les ennemis que nous combattions par le passé, le fascisme et le communisme, avaient des origines européennes. Dans le monde d’aujourd’hui, la plupart de ceux auxquels nous sommes confrontés ont des histoires, des manières de penser très différentes des nôtres. Nous avons besoin de personnes qui les comprennent et d’une organisation qui sache valoriser l’expertise régionale et la connaissance des langues étrangères. Le Département d’Etat a passé cinq ans à enseigner la langue et la culture russe à George Kennan à une époque où les Etats-Unis n’avaient même pas de relations officielles avec l’Union Soviétique. Cela s’est avéré être un bon investissement[v].

L’Union européenne n’a pas été pensée pour la diplomatie. Ses politiques extérieures ont commencé avec le marché commun et le système ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) qui favorise les anciennes colonies. Plus tard, des programmes d’aide au développement ont été développés, puis ce sont les élargissements successifs qui sont devenus le cœur des relations extérieures. Ce sont principalement des considérations nationales qui menaient ces politiques. Les échanges commerciaux se négocient avec les lobbies internes et les élargissements consistaient à demander aux autres de se conformer aux règles de l’UE. L’aide au développement était souvent perçue comme une façon de faire le bien sans se compromettre avec les politiques, mais ce fut une erreur. Cette aide, au même titre que la force, devraient faire partie d’une stratégie politique[vi].

Le choc des Balkans a bien montré que l’idéalisme n’est pas suffisant. L’UE a commencé à développer des instruments pour gérer les crises, mais elle l’a souvent fait au petit bonheur la chance. Quand je suis arrivé à Bruxelles en 2002, il y avait une bureaucratie commerciale puissante, une machine d’aide importante, une petite équipe militaire, une Haute Représentante pour la politique étrangère et de sécurité, mais rien de semblable à un Ministère des Affaires étrangères. Les délégations de l’UE à l’étranger bénéficiaient – comme l’indique leur nom – d’un statut subordonné. Le SEAE (Service européen pour l’action extérieure) a été créé une décennie plus tard. Il n’est encore aujourd’hui qu’à moitié formé et a encore besoin d’échapper aux traditions bruxello-centrées des relations extérieures de l’Union européenne.

Il faut que cela change. Les problèmes du monde d’aujourd’hui sont trop complexes pour être gérés par un petit millier de personnes à des kilomètres de là. La politique étrangère commence avec les pays étrangers et les gouvernements étrangers. La « politique du voisinage », qui s’est développée dans le cadre des élargissements, est un bon exemple de ce qui n’a pas fonctionné : elle repose sur le principe que Bruxelles est le centre du monde. Ce n’est pas un « voisinage » que nous devons gérer, mais différents pays, chacun ayant ses propres ambitions et problèmes. Les seules personnes capables de conseiller efficacement sur la manière d’interagir avec ces pays sont les personnes présentes sur le terrain. Nous avons besoin d’une organisation qui place les postes là où la politique se fait vraiment.

Nous avons aussi besoin d’un système qui intègre les capacités aussi bien de l’Union et que des Etats membres.  Les institutions européennes encouragent leurs Etats membres à renforcer leur intégration, mais se comportent ensuite comme s’ils étaient souverains quand il s’agit de leur personnel.  Pour citer un exemple, les équipes de la Commission à l’étranger font leur reporting et sont évaluées par leur Direction Générale située à des milliers de kilomètres. Les ministères des Etats membres sont bien plus flexibles. Le personnel ne relevant pas du Ministère des Affaires étrangères est souvent intégré pleinement dans les missions diplomatiques nationales. Les diplomates des Etats membres sont intégrés dans les missions du SEAE.

La Commission travaille brillamment sur de nombreux sujets. Ses efforts sur les questions énergétiques sont une contribution essentielle à la politique envers la Russie. La mission de formation de la police birmane, menée par un programme de la Commission (l’Instrument de Stabilité) est bien meilleure que beaucoup de celles de la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune). La Commission a joué un rôle indispensable dans le dialogue Serbie-Kosovo[vii]. Si cela était la règle, nous pourrions faire beaucoup plus. Quand Federica Mogherini a pris son poste en tant que Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, le Président de la Commission européenne Juncker a suggéré qu’une nouvelle ère s’ouvrait dans les travaux de la Commission[viii]. Il faut que cela soit mis en place au sein de l’organisation.

La diplomatie est avant tout une question de personne. Avoir le bon ambassadeur est important. Qui sait où surgira la nouvelle crise ? Les qualités requises sont variées et insaisissables : l’empathie, la curiosité, le courage, l’imagination, la persévérance, et bien plus encore. Il y a des centaines de façons d’être un bon diplomate : les seuls éléments indispensables sont la personnalité et le sens de la politique. Gérer le personnel quand les gens viennent de vingt-huit services nationaux et de différents types d’institutions est, pour dire le moins, un véritable défi. Nous avons besoin d’une politique de ressources humaines qui soit à la fois inclusive et impitoyable. Le réservoir de talents dans les Etats membres est inépuisable, et nous ne devrions pas avoir peur de recruter des spécialistes de l’extérieur. Une équipe multinationale qui travaille bien vaudra toujours mieux que la meilleure équipe d’un seul et même pays.

 

Un besoin de changement de culture

 

Jack Welsh : « Nous avons une stratégie. On appelle ça, choisis une direction générale et mets-la en œuvre ! »[ix]

 

 Cela s’applique aussi à la politique étrangère. Une fois la stratégie acceptée, il faut l’appliquer à travers le monde dans différents contextes locaux. Pour ce faire, il nous faut des personnes créatives, et nous devons leur donner l’espace suffisant pour prendre des initiatives et des responsabilités.

La culture de l’Union européenne a été façonnée par son rôle d’agence régulatrice. Elle est prudente, légale, neutre, technocratique, apolitique, basée sur le consensus et le compromis. La politique étrangère de l’UE est elle aussi basée sur le consensus et le compromis, mais une fois établie, il faut l’appliquer dans un contexte local. Dans certains cas, la prudence sera de mise, dans d’autres ce sera l’audace, la rapidité et la créativité. Une bureaucratie régie par les règles est une bonne chose pour beaucoup des choses que l’UE fait, mais pas pour la diplomatie. Un monde varié a besoin d’approches différentes dans différents pays. Nous devrions encourager les initiatives locales et l’expérimentation.

La capacité à prendre des décisions rapidement est aussi utile. Voici une anecdote personnelle : lorsque j’étais l’envoyé du Haut Représentant en Birmanie, nous avons créé de bons liens avec la Commission électorale puisque l’objectif démocratique était primordial. Celle-ci a accepté notre aide pour la préparation des élections générales de 2015 et nous lui avons confié deux experts européens par le biais d’un programme EuropeAid[x]. Il était loin d’être évident qu’une entité importante dans un pays qui était resté fermé pendant des années ferait cela. Nos experts voulaient que plusieurs Commissaires observent les élections au Pakistan, qui disposait d’un système similaire et se trouvait aussi dans un processus de transition d’un régime militaire vers un gouvernement civil. Nous savions cependant que Bruxelles ne serait pas en mesure de traiter la demande de financements à temps. Au lieu de cela nous avons donc demandé de l’aide à une ONG, l’Open Society Foundation. Ils prirent la décision en trente minutes. C’était une bonne solution, mais il y a quelque chose qui cloche avec le système et qui engendre ce type de problème.

Le système actuel fournit aux chefs de mission beaucoup de formalités administratives et une responsabilité afin d’obtenir des financements, mais aucune autorité pour prendre des décisions[xi]. Les projets de grande ampleur nécessitent du temps et de l’attention, mais pour des missions à moindre coût et dont l’objectif est politique, il serait plus raisonnable que le chef de mission puisse jouir d’une certaine autonomie.

Il y a deux moyens de rassembler l’UE. Le premier serait une réflexion collective menant à un objectif commun. C’est le cas de la Stratégie Globale. Le second serait la création d’une organisation de premier rang, avec des personnes talentueuses travaillant dans une logique d’initiative et de responsabilité. La vision de Jean Monnet était qu’une réelle coopération nécessite un exécutif partagé. Cela aussi s’applique à la politique étrangère. Une dernière citation.

 

Gerald Templer[xii] : « D’abord, comprenez bien la stratégie. Ensuite trouvez la bonne organisation pour la stratégie. Puis mettez les bonnes personnes dans l’organisation. Enfin, insufflez le bon esprit dans ces personnes. »

 

Robert Cooper est membre du Conseil de l’ECFR. Il est professeur invité à LSE IDEAS et Senior Fellow du Forum Dahrendorf. Il fut diplomate de carrière et ancien conseiller des Hauts Représentans Javier Solana et Catherine Ashton.

 

 

[i]  Voir ‘A Global Strategy for the Global Strategy on Foreign and Security Policy for the European Union’, EEAS, https://europa.eu/globalstrategy/en/

[ii]  La citation est tirée d’un article de Nathalie Tocci qui introduit l’évaluation globale présentée par le Conseil européen en 2015. Voir “Towards an EU Global Strategy” ed Antonio Missiroli, EUISS. Je ne suis pas certain que Churchill ait jamais prononcé ces mots, mais il s’est probablement retrouvé sans argent suffisamment de fois.

[iii] Le general Schwarzkopf était le commandant des forces américaines pendant la Guerre du Golfe en 1991.

[iv] Global Strategy to steer EU external action in an increasingly connected, contested and complex world, EEAS, 30 June 2015, http://www.eeas.europa.eu/top_stories/2015/150627_eu_global_ strategy_en.htm

[v] On raconte que la politique du SEAE (Service européen pour l’action extérieure) est de privilégier le profil généraliste et d’empêcher ses employés de travailler sur des pays qu’ils connaissent bien. Mais c’est trop absurde pour être vrai.

[vi] Dans les années 1980, l’UE a distribué de l’aide humanitaire en Yougoslavie sans aucune stratégie politique et sans se rendre compte que les bénéficiaires s’en servaient pour mieux se préparer à l’implosion du pays.

[vii] Ces exemples sont tirées des expériences personnelles de l’auteur.

[viii] Lettre de mission par Jean Claude Juncker, Président de la Commission, à Fédérica Mogherini, Haute Représentente de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité/Vice-Présidente de la Commission, le 1er novembre 2014 : http://ec.europa.eu/commission/sites/cwt/files/commissioner_mission_letters/mogherini_en.pdf

[ix] Le célèbre et talentueux PDG de General Electric.

[x] La Direction générale du développement et de la coopération.

[xi] Un an après EuropeAid a cessé de financer les Experts Européens. Je n’ai jamais su pourquoi, le coût était limité. Les Etats-Unis ont pris leur place et fait du bon travail.

[xii] Haut Commissaire au Malaya en 1952-54, Field Marshall Sir Gerald Templer a vaincu les guérillas communistes lors de ce que l’on considère comme une campagne classique de contre-insurrection, concentrée sur la conquête des « cœurs et des esprits » (selon son expression) et les services de surveillance. La citation est approximative mais capture le sens général de sa doctrine. 

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