La Russie en Libye : guerre ou paix?

L’Europe doit utiliser son levier diplomatique pour s’assurer qu’une plus grande implication russe ne se fasse pas au prix d’une plus grande déstabilisation à sa frontière méridionale.

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L’Europe doit utiliser son levier diplomatique pour s’assurer qu’une plus grande implication russe ne se fasse pas au prix d’une plus grande déstabilisation à sa frontière méridionale.

La Libye devient progressivement la cible privilégiée d’une Russie qui ambitionne de plus en plus d’influencer le Moyen-Orient et le Maghreb. Toutefois, considérant les actions du Kremlin jusqu’ici, soit Vladimir Poutine avance à couvert, soit il n’a pas encore défini ses objectifs pour ce dossier. Les décisions européennes – en particulier celles des acteurs les plus impliqués, comme la France, le Royaume-Uni et l’Italie – pourraient cependant faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Tout cela sera suivi de près par le nouveau Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, qui prend officiellement ses fonctions cette semaine après avoir assisté mardi dernier à la rencontre, à Paris, du Premier ministre libyen reconnu par la communauté internationale, Faiez Serraj, et de son principal rival, le général Khalifa Haftar.

Déchiré entre la paix et la guerre

D’un côté, la Russie est naturellement plus encline à soutenir le général Haftar, qui s’oppose au Premier ministre Serraj soutenu par les Occidentaux et qui est considéré, à Moscou, comme l’ « homme fort de l’est de la Libye ». La posture anti-islamiste adoptée par Haftar fait de lui un partenaire intéressant dans la lutte anti-terroriste. De plus, le soutien au général renforce la relation que la Russie entretient avec son principal promoteur, l’Egypte. Un soutien limité à Haftar fait durer le conflit, ce qui permet à la Russie de pointer du doigt l’erreur des Occidentaux d’être intervenus en 2011, en plus de démontrer qu’un changement de régime, aussi bien en Libye qu’en Ukraine, ne fait qu’engendrer le chaos.

D’un autre côté, Vladimir Poutine veut être considéré, à l’étranger et dans son pays, comme plus qu’un acteur militaire, et cherche ainsi à soigner son jeu diplomatique. Ayant démontré sa puissance militaire en Syrie, jouer le rôle de peacemaker en Libye pourrait s’avérer fructueux pour Poutine, notamment avec l’approche des élections présidentielles prévues pour mars 2018. En outre, un tel succès diplomatique de la Russie permettrait à Vladimir Poutine de se positionner en réparateur des erreurs des Occidentaux.

Qu’a fait la Russie jusqu’ici ?

L’option « guerre » a été la première explorée par Moscou. Au printemps 2016, la Russie a apporté un soutien financier crucial à la partie est de la Libye contrôlée par Haftar, en faisant imprimer le dinar libyen à l’hôtel des monnaies du Kremlin. En juin de la même année, les relations se sont intensifiées avec la multiplication des visites en Russie de Haftar ou de son envoyé spécial Abdel Basit al Badri, ambassadeur libyen en Arabie Saoudite. En janvier de cette année, le général libyen a été invité à monter à bord du porte-avions Kuznestov, où il a participé à une vidéoconférence avec le Ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou.

Haftar a formulé trois principales requêtes auprès de la Russie : un soutien politique, pour renforcer son image de dirigeant légitime de la Libye ; une aide pour faire lever l’embargo de l’ONU sur les armes ; et des livraisons d’armes. Ces rencontres ont laissé penser à Haftar qu’il obtiendrait la même aide que le Président Assad a reçue en Syrie, mais jusqu’ici la Russie a été plus hésitante en Libye.

Sur le dossier des armes, le Kremlin s’est publiquement aligné sur l’ONU en refusant de fournir des armes tant que l’embargo ne serait pas levé, et ne s’est pas montré disposé à se battre avec l’ONU pour négocier sur ce sujet. Toutefois, l’expert en sécurité français Arnaud Delalande a signalé des livraisons d’armes par la Russie à la Libye et, la possession par Haftar d’armes vendues légalement à l’Egypte.  Cet arrangement est pratique pour la Russie, non seulement parce qu’il lui permet de rester dans les limites imposées par l’embargo sur les armes de l’ONU, mais aussi parce que l’Egypte – grâce à l’argent saoudien – est un client bien plus fiable qu’Haftar.

Il existe en outre des rapports faisant état d’opérations des forces spéciales russes en Libye ou à la frontière entre l’Egypte et la Libye. Cependant, jusqu’ici, ces forces spéciales n’ont pas été impliquées dans des opérations de combat, mais ont plutôt été déployées pour protéger les techniciens russes qui aident à la maintenance des systèmes d’armes de l’Armée nationale libyenne menée par Haftar.

Parallèlement, Moscou a visé l’option « paix » en développant un réseau de relations incluant les rivaux de Haftar, en approuvant toutes les résolutions importantes de l’ONU sur la Libye, et en affirmant son engagement dans l’Accord Politique sur la Libye.
Si cela ne signifie pas un soutien au gouvernement appuyé par les Occidentaux, le Premier ministre Faiez Serraj a été reçu à Moscou, à la différence toutefois qu’il l’a été par des représentants du gouvernement moins haut placés que pour Haftar. Une délégation de la ville de Misurata, composée de certains éléments radicaux anti-Haftar, a aussi été reçue, alors que la Russie a également engagé le dialogue avec le Gouvernement du salut national, la troisième faction en guerre pour le contrôle de la Libye.

Que va-t-il se passer ensuite ?

Il est peu probable que Vladimir Poutine laisse la Russie entrer dans un nouveau conflit, ou qu’il contrarie l’Egypte en traitant directement avec Haftar sur la question des armes. Ce qui pourrait changer est l’intensité du soutien de la Russie à Haftar, avec la possibilité d’un niveau accru d’assistance technique ou d’armes plus sophistiquées. Cela encourageait fortement Haftar à continuer la guerre, bien qu’une victoire militaire rapide d’Haftar soit irréaliste.

Une autre possibilité serait que la Russie devienne un partenaire plus étroit d’Haftar sur les enjeux de lutte anti-terroriste, ce qui pourrait être utilisé pour jeter des ponts avec Donald Trump, qui a fait du contre-terrorisme la pièce maîtresse de son administration. Cette option est défendue par le Ministre de la défense russe Sergueï Choïgou, mais il a besoin du feu vert du Kremlin qu’il n’a pas encore obtenu.

Il est plus probable que Vladimir Poutine continue sa politique ambiguë : un soutien militaire à Haftar minime mais déterminant grâce à la livraison d’armes par le biais de l’Egypte (en satisfaisant donc à la fois Sissi et Haftar) ; montrer le poids diplomatique de la Russie en invitant occasionnellement des dirigeants libyens à Moscou ; tout en continuant d’utiliser le cas libyen comme une mise en garde contre les maux qu’engendre un changement de régime.

Que devrait faire l’Europe ?

Si les acteurs européens comme l’Italie, la France et le Royaume-Uni veulent éviter l’escalade, les ambitions diplomatiques de la Russie offrent un effet de levier. Les décideurs russes s’attendent à être impliqués dans les discussions internationales sur la Libye de la même façon qu’ils le sont dans les négociations sur la Syrie ainsi quand dans les autres formats régionaux comme le Quartet pour le processus de paix au Moyen-Orient. Et comme l’ONU et Ghassan Salamé n’ont que peu d’autres choix que celui d’impliquer la Russie, des discussions significatives entre les Etats membres de l’UE et Moscou sur la Libye ne devraient pas être accordées sans contrepartie. L’intégration de la Russie dans un nouveau groupe de contact devrait se faire à condition que la Russie soutienne une désescalade en Libye : soit elle réduit son aide à Haftar, soit elle est laissée sur le banc de touche.

Si Moscou est enclin à faire des efforts là-dessus, les Européens devraient toutefois être vigilants concernant son comportement au sein du nouveau groupe, ainsi que son impact sur celui de membres régionaux, les Emirats arabes unis et l’Egypte. Dans le contexte de la crise au Qatar, Abu Dhabi voit la Libye comme la potentielle prochaine bataille contre l’islam politique. En effet, il pourrait se préparer à soutenir Haftar jusqu’à Tripoli, ce qui impliquerait une guerre civile de plusieurs années au seuil de l’Europe. Il est probable que l’Egypte adopte une approche plus limitée, focalisée sur la sécurisation de sa frontière occidentale. L’Europe devrait regarder attentivement laquelle de ces approches est renforcée par l’influence russe, et envisager une annulation du format si la présence de Moscou favorise l’escalade.

Finalement, l’ambiguïté de Vladimir Poutine sur la Libye jusqu’ici est une bonne raison pour être suspicieux quant à ses véritables intentions. Et l’Europe doit utiliser son levier diplomatique pour s’assurer qu’une implication russe ne se fasse pas au prix d’une plus grande déstabilisation à sa frontière méridionale.

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