La présidence Trump, une rupture avec 7 décennies de politique étrangère américaine ?

Malgré des orientations incertaines, Il est possible de proposer des pistes d’analyse de la politique étrangère de Donald Trump. 

Article par Maya Kandel, historienne (Université Sorbonne Nouvelle Paris III)

Cet article reprend son intervention lors de la conférence organisée par l'ECFR Paris à l'Ecole normale supérieure: « La politique étrangère américaine à l’aune des résultats des élections présidentielles ». 

 

 

Le premier et principal élément qu’il convient de souligner au sujet de la politique étrangère de la future présidence Trump est avant tout l’incertitude sur ses orientations, sentiment dominant à Washington et conséquence logique du caractère du président-élu Donald Trump, de la campagne qu’il a menée et des positions floues voire contradictoires (ou tout simplement inexistantes) qu’il a prises sur les grands dossiers internationaux.

Il est cependant possible de proposer des pistes d’analyse, à partir de l’aspect dominant et constant de ses prises de position publique, et qui semble refléter les instincts de l’homme d’affaire new yorkais : la fusion qu’il a opérée entre les questions nationales et internationales. Pour Trump, le déclin américain est une conséquence de la politique étrangère des Etats-Unis, et l’internationalisme américain, s’il est bon pour le reste du monde, ne l’est pas pour les Etats-Unis (c’est un « bad deal », comme il aime à le répéter). En politique étrangère, ce postulat pourrait conduire à une redéfinition plus étroite des intérêts américains, remettant en cause le rôle des Etats-Unis comme gendarme du monde et garant de l’ordre international depuis 1945.

Parmi les autres fondamentaux de la « philosophie Trump », il convient par ailleurs de citer ses promesses sur le contrôle de l’immigration ; son admiration pour les leaders autoritaires, en particulier Poutine (il faut rappeler qu’outre la suppression de la référence à la solution des deux Etats au Proche-Orient, la seule intervention de l’équipe Trump dans le programme républicain en politique étrangère, en juillet dernier, a consisté à faire ôter le passage sur le soutien et la livraison d’armes à l’Ukraine et les sanctions russes) ; enfin Trump a rejeté une politique étrangère reposant sur des valeurs (illustration frappante, dans un entretien au New York Times peu après le coup d’Etat manqué en Turquie, il répondait au journaliste qui l’interrogeait sur les arrestations massives mises en œuvre par le présiden Erdogan : « qui sommes-nous pour donner des leçons au reste du monde ? »).

En attendant de connaître l’équipe de politique étrangère de Trump, qui précisera les orientations de la future administration, il est utile de situer Trump vis-à-vis des principaux courants de politique étrangère présents au sein du parti et des électeurs républicains. Ses positions et son élection montrent en effet l’avènement d’une nouvelle synthèse de politique étrangère, qui traduit l’avènement d’une alliance inédite depuis plusieurs décennies entre non-interventionnistes et nationalistes. Elle pourrait introduire une rupture dans la politique étrangère des Etats-Unis, rupture qu’il conviendra de nuancer à l’aune de deux éléments : le rôle des contre-pouvoirs, et en particulier du Congrès ; les priorités de la future administration, qui pourrait se concentrer sur les questions intérieures, et approfondir à l’international des tendances déjà mises en œuvre par l’administration Obama (empreinte légère, partenariats).

 

 

Trump, une synthèse inédite entre nationalistes et non-interventionnistes

Le politologue américain Colin Dueck, qui s’est spécialisé sur l’étude de la politique étrangère du parti républicain, rappelle dans son dernier ouvrage (The Obama Doctrine) qu’il y a trois grands courants de politique étrangère au sein du parti républicain.

Le premier courant, dominant dans les élites du parti depuis 1945, est le courant internationaliste. Tous les présidents républicains depuis Eisenhower étaient internationalistes, favorables à une politique étrangère américaine activiste, défendant l’ordre « libéral » institué après la Seconde Guerre mondiale et s’appuyant avant tout sur les institutions internationales et un système d’alliances mettant les Etats-Unis au centre et en position de leadership. Ce courant est composé de réalistes et de néoconservateurs, ces derniers ayant pris l’ascendant depuis Reagan, tandis que les premiers ont quasiment disparu de l’establishment politique, si ce n’est du monde universitaire.

Le deuxième courant peut être caractérisé de non-interventionniste, et a dominé le parti républicain dans les années 1920 et 1930 notamment. Il est opposé en particulier aux alliances contraignantes et aux interventions militaires non défensives (penser à la non-ratification du Traité de Versailles en 1919 par exemple, et à la non-participation des Etats-Unis à la SDN). D’inspiration libertaire, il est ancré dans l’ADN américain depuis les origines mais a été marginalisé pendant la guerre froide en raison de l’impératif de lutte contre le communisme. Il a ressurgi depuis, avec une pause après les attentats de 2001, et est représenté entre autres par Rand Paul et son père Ron avant lui – mais comme le montrent leurs échecs répétés aux présidentielles depuis vingt ans, c’est un courant qui reste minoritaire.

Enfin, le troisième courant est composé des nationalistes, qui semblent aujourd’hui le groupe le plus nombreux, si ce n’est majoritaire au sein du parti républicain, mais demeurent très faiblement représentés au niveau des élites (et dans les think tanks, d’où la faiblesse de leurs propositions articulées). Ce courant nationaliste représente bien les vues de politique étrangère du Tea Party, favorable à un haut niveau dépenses militaires et à une attitude plus agressive contre le terrorisme, à l’image de Trump. Les nationalistes ne sont pas ni pacifistes ni isolationnistes, mais sont en effet hostiles aux interventions humanitaires ou de nation-building, à l’aide étrangère, aux institutions internationales en général et à l’idée de gouvernance globale : ce sont de farouches défenseurs de la souveraineté américaine.

Historiquement, les nationalistes ont constitué le groupe pivot du parti républicain sur les questions internationales, un groupe dont le soutien était indispensable pour toute intervention militaire majeure et durable. Leur alliance avec les internationalistes a soutenu l’activisme américain pendant la guerre froide, de même que dans l’immédiat après-11 septembre 2001. Pendant toute cette période, les internationalistes ont dominé, les non-interventionnistes étaient marginalisés.

Or Trump a favorisé l’émergence d’une nouvelle alliance entre non-interventionnistes et nationalistes, en marginalisant cette fois les internationalistes, identifiés aux néoconservateurs et donc aux élites du parti en politique étrangère. C’est bien cette alliance qui est sans précédent depuis les années 1930. Si elle se traduit par une synthèse faite de propositions concrètes, elle pourrait conduire à une rupture dans la politique étrangère américaine et à un renouvellement profond, ou un réalignement, des élites de politique étrangère républicaines au sens large – des élus aux conseillers et membres des think tanks, avec des conséquences durables. On peut ainsi s’attendre à ce que certains élus au Congrès redéfinissent leur position en fonction d’une synthèse Trump (si elle émerge) correspondant par ailleurs aussi aux préférences de leurs électeurs – on pourra à cet égard suivre par exemple le sénateur Tom Cotton, figure montante du parti.

Les questions internationales ont joué un rôle-clé dans la campagne, on l’a dit, à travers l’immigration, le libre-échange et le terrorisme, avec toujours cette fusion des dimensions intérieures et internationales. Trump a eu des propos virulents contre les interventions militaires visant le changement de régime ou la démocratisation, en l’occurrence les interventions en Irak et en Libye (c’était aussi un angle d’attaque contre Clinton), critiques qui lui ont valu le soutien des non-interventionnistes républicains. Mais il a su également obtenir l’appui des nationalistes en présentant une vision du monde résumée par les slogans America First et Fortress America. Cette vision représente un rejet de l’internationalisme et une redéfinition de la politique étrangère américaine axée sur la défense du statut économico-social mais aussi identitaire de ses électeurs face à un monde extérieur décrit et perçu comme hostile.

Comment réconcilier dans une politique étrangère concrète ces vues nationalistes et non-interventionnistes ? Le processus sera chaotique et la transition en cours l’est déjà. Parmi les nominations pressenties (ou annoncées) dans son équipe de politique étrangère, nombreux sont ceux qui ont exprimé des vues contradictoires, notamment sur la Russie ou sur la valeur des alliances pour les intérêts américains.

Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que le point commun de ces courants et des nominations déjà annoncées semble être une vision caricaturale du « choc des civilisations », une conception des relations internationales aujourd’hui à travers le prisme exclusif de l’affrontement entre l’Occident et l’Islam, qui explique d’ailleurs leur tropisme pro-russe. Cela pourrait augurer d’une politique plus agressive dans la lutte contre le terrorisme, y compris dans les méthodes employées, mais aussi dans le choix des partenaires. On peut également s’interroger sur l’avenir de l’accord sur le nucléaire iranien, d’autant plus qu’une administration Trump pourrait sur ce point être soutenue, voire devancée par le Congrès à travers le vote de nouvelles sanctions par exemple.

Pour autant, il est également possible que les positions dures sur le terrorisme soient avant tout traduites par des mesures intérieures, en particulier sur le contrôle de l’immigration ou la surveillance accrue de certaines communautés. Dans les deux cas, le Congrès pourrait soutenir ces initiatives, et il y a d’ailleurs des précédents historiques, des lois migratoires ou « lois des quotas » votées par le Congrès dans les années 1920 à l’internement des Japonais-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale. En conséquence, à l’image des promesses de Trump de ne pas mettre davantage de « boots on the ground » au Moyen-Orient (promesses qui lui ont valu aussi un soutien majoritaire chez les militaires américains, qui ont voté contre la réputation de faucon et le statu quo représenté par Hillary Clinton), cela signifierait une pérennisation de l’empreinte légère définie par Obama et un approfondissement de ses caractéristiques principales (importance des drones et du renseignement, assassinats ciblés, privatisation de la guerre).

 

Quels contre-pouvoirs face au président Trump en politique étrangère ? Le rôle du Congrès

Le Congrès américain joue un rôle essentiel, y compris en politique étrangère, où il dispose de prérogatives propres définies par la Constitution avant même l’énumération des pouvoirs du président. Le politologue Edward Corwin disait dans une citation célèbre que la Constitution américaine était « une invitation à lutter pour le privilège de conduire la politique étrangère du pays ». Les Etats-Unis sont un régime de séparation et équilibre des pouvoirs même si la pratique récente a renforcé la présidence impériale et marginalisé le Congrès.

L’influence du Congrès sur la politique étrangère s’exerce principalement à travers la confirmation des nominations aux postes-clés, le vote du budget, la ratification des traités (mais pas tous car les présidents ont multiplié la pratique des accords exécutifs), le vote de sanctions, et l’autorisation des interventions militaires. Il faut également se souvenir que l’opinion américaine influence la politique étrangère à travers le Congrès.

Il faudra dans le prochain Congrès suivre tout particulièrement le rôle du sénateur John McCain, qui vient d’être réélu pour 6 ans, un horizon plus large que celui de Trump, élu président pour 4 ans. McCain a été reconduit à la tête de la Commission des Forces Armées du Sénat, il jouera donc un rôle décisif en particulier sur la confirmation de l’équipe nommée par Trump dans le domaine de la défense. Or McCain est un internationaliste classique de l’establishment républicain, interventionniste, anti-russe, et d’inspiration néoconservatrice en ce qui concerne les interventions militaires. Il s’est déjà heurté à Trump, entre autres sur la torture : McCain a été à la pointe du combat pour son interdiction, y compris sous l’administration Bush, alors que Trump s’est dit favorable à sa réinstauration dans la lutte contre le terrorisme.

Plus largement, il suffit d’un sénateur pour suspendre la confirmation d’un poste, or Rand Paul a déjà dit qu’il s’opposerait aux nominations de certains pressentis, comme Bolton ou Giuliani. Par ailleurs, Paul est membre de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat, qui compte 10 républicains contre 9 démocrates – la majorité peut donc facilement y basculer. Sur ce point, rappelons que les sénateurs démocrates constituent aujourd’hui le principal contre-pouvoir, voire le seul. Ils devraient prendre ce rôle au sérieux, scruter les nominations, utiliser la flibuste (procédé par lequel une minorité de 40 sénateurs peut bloquer un vote, or les démocrates ont 48 sénateurs) pour rejeter certaines mesures législatives – même s’ils ne peuvent plus l’utiliser pour bloquer des nominations de politique étrangère, suite à une réforme de l’ex-leader démocrate du Sénat Harry Reid.

Le sujet sur lequel on peut sans doute attendre le plus de friction entre le Congrès et la Maison Blanche de Trump est sans doute la Russie. Il y a encore une majorité de sénateurs anti-russes, y compris chez les républicains. Ces dernières années à Washington, on a vu le retour en force d’un discours rappelant la guerre froide au sujet de la Russie. Là-dessus il faut attendre McCain mais aussi le sénateur républicain Bob Corker, président de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat. Il faudra également suivre de près le sénateur Lindsey Graham, qui n’a pas voté pour Trump et a évoqué la possibilité d’une enquête du Congrès sur le rôle de la Russie dans le piratage des mails du comité de campagne démocrate.

Pour autant, il faut rappeler la primauté de la fonction présidentielle : tout un pan de la politique étrangère (discours, sommets, rencontres d’Etat) échappe à l’action du Congrès. Par ailleurs la présidence impériale s’est renforcée sous la présidence de George W. Bush, puis à nouveau sous Obama. Trump hérite de cela, notamment pour les « guerres secrètes », avec une prise de décision concentrée entre les mains du président et court-circuitant souvent le Congrès.

Enfin, et cela vaut particulièrement pour le budget, les études sur le Congrès montrent que les élus républicains ont, davantage que les démocrates, tendance à suivre le leadership présidentiel en politique étrangère lorsque le président est républicain. Mais on devrait quand même observer des batailles entre les différents courants de politique étrangère évoqués précédemment, bataille qui pourrait aussi exister au sein de l’exécutif (le vice-président Mike Pence a par exemple exprimé certains désaccords, pendant la campagne, sur la Russie – avec des corollaires sur la Syrie, l’OTAN).

 

En Conclusion, et en attendant d’en savoir plus sur l’équipe de Trump en politique étrangère :

La question la plus importante reste celle de l’impact de cette résurgence du populisme et du nationalisme sur la posture internationale des Etats-Unis sur le long terme. En effet, certaines tendances de fond sont à l’œuvre qui dépassent Trump. On se souvient du succès de Bernie Sanders dans les primaires démocrates, et de celui de Ted Cruz aux primaires républicaines (Trump a remporté 44% des voix, Cruz en avait remporté 25%).

Or Cruz le premier avait utilisé l’expression America First et défendu une politique étrangère plus nationaliste. De son côté, Sanders avait eu des propos très anti-interventionnistes, bien qu’à tonalité pacifiste. Surtout, il faut rappeler que Obama le premier a mis en oeuvre un certain désengagement américain, répétant que les Etats-Unis ne peuvent pas tout, que les interventions peuvent être contre-productives (son argument principal contre une intervention en Syrie). Le même Obama demandait déjà aux alliés de faire davantage pour leur défense, et en particulier aux Européens d’être « fournisseurs de leur propre sécurité » (termes du document de réorientation stratégique de 2012). Cet aspect pointe d’ailleurs la différence majeure entre Obama et Trump : partis du même constat du déclin relatif des Etats-Unis, ils en tirent des conséquences opposées quant à la valeur des alliances pour la politique étrangère américaine : pour Obama elles font partie de la solution, tandis que pour Trump elles semble constituer le cœur du problème.

Il reste qu’il y a bien un point commun entre Trump, Cruz, Sanders et Obama : tous ont défendu une diminution du rôle des Etats-Unis comme pilier et défenseur de l’ordre international, nation indispensable, ou gendarme du monde selon le terme que l’on préfère. Leur succès illustre, ou reflète, la popularité croissante de ce sentiment dans l’opinion américaine. Une étude récente du centre de recherche Pew montrait ainsi que seuls 37% des Américains veulent encore aujourd’hui que leur pays aide d’autres pays à faire face à leurs problèmes, alors que 57% disent que les Etats-Unis doivent se concentrer sur leurs propres priorités et laisser les autres se débrouiller. Il est possible que nous assistions avec Trump à une vraie rupture, une remise en question de sept décennies de politique étrangère américaine.

 

Le blog de Maya Kandel sur la politique étrangère américaine : Froggy Bottom

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