La guerre froide entre l’Iran et l’Arabie saoudite serait-elle en passe de se réchauffer ?

L'Iran et l'Arabie saoudite n’intervenaient jamais directement dans la sécurité intérieure l’une de l'autre. Il se peut que cet accord tacite soit en train d’être remis en cause.

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L’article a été publié préalablement dans le New York Times, le 28 juillet 2016.

 

Tout au long des décennies de rivalité féroce qui les a opposé, l'Iran et l'Arabie saoudite ont, tout en soutenant des forces concurrentes à travers le Moyen-Orient, généralement maintenu une ligne à ne pas dépasser : elles n’intervenaient jamais directement dans la sécurité intérieure l’une de l'autre. Les décideurs politiques à Riyad et Téhéran savaient pertinemment que soutenir les milices chiites en Arabie saoudite ou les minorités sunnites en Iran pourrait conduire à une escalade qu’aucun des deux pays n’était prêt à affronter.

Il se peut cependant que cet accord tacite soit en train d’être remis en cause.

Bien qu’aucune preuve tangible n'ait été avancée, l'Iran a dénoncé de plus en plus vivement ces derniers mois le soutien de l’Arabie saoudite à des groupuscules qui travaillaient à renverser le gouvernement de Téhéran ou à déstabiliser le pays, ouvrant notamment un nouveau front avec les séparatistes kurdes. Les Saoudiens, pour leur part, affirment que l'Iran a récemment accru son soutien aux militants chiites.

Les deux pays nient l’un comme l’autre les accusations. Mais compte tenu de la rupture totale des relations diplomatiques depuis janvier dernier, et dans une région de plus en plus instable, il n’est pas difficile d'imaginer que ces tensions puissent prendre une tournure beaucoup plus dangereuse : une escalade par l’intermédiaire de groupes armés locaux. Les arrestations massives de sunnites iraniens ou de chiites en Arabie saoudite, ainsi que leur exclusion récurrente des sphères politiques et économiques, ont créé un terrain fertile pour les milices avides de soutien étranger.
L'Arabie saoudite a longtemps accusé l'Iran de vouloir exporter son idéologie révolutionnaire. Pour cette raison, les Saoudiens ont tenté d’empêcher tout lien de se tisser entre la communauté chiite saoudienne et Téhéran. L'exécution en janvier de Sheikh Nimr al- Nimr, un religieux chiite saoudien de premier plan qui était accusé de « rechercher l’ingérence étrangère » et d’inciter à la violence, a été en partie motivée par la volonté de dissuader les groupes chiites de se tourner vers le soutien de l'Iran. Quelques semaines plus tard, l'Arabie saoudite a jugé 30 chiites détenus depuis 2013 pour des accusations d'espionnage au profit de l'Iran et pour avoir attisé les tensions communautaires.
La semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères saoudien, Adel al- Jubei, a accusé l'Iran d’avoir organisé et mis en œuvre les attentats de Khobar Tower en 1996 et d’avoir accueilli les dirigeants d'Al-Qaïda en 2003, quand ceux-ci avaient ordonné le bombardement de quartiers résidentiels à Riyad. Les responsables saoudiens font également part de leurs craintes croissantes selon lesquelles l'Iran, en accord avec le Hezbollah al-Hijaz, une milice chiite saoudienne, aurait recruté et formé des séparatistes.
Pour sa part, l'Iran se plaint depuis la révolution de 1979 que l'Arabie saoudite a toujours cherché à saper celle-ci. Les Iraniens ont accusé l'Arabie saoudite de soutenir les groupes séparatistes, notamment certaines ethnies arabes connues sous le nom d’Ahwazis, venant de la province pétrolifère du Khuzestan. Au cours du dernier mois, l'Iran affirme que l’Arabie saoudite n’a fait qu’aggraver la situation. Les Iraniens pointent notamment Riyad du doigt concernant les opérations menées par les séparatistes kurdes.
Après près de deux décennies de calme relatif avec les autorités iraniennes, cet été a vu l'aile armée du Parti démocratique kurde d'Iran, un groupe rebelle, participer à des altercations avec le Corps des Gardes de la Révolution islamique. Les forces iraniennes ont également été sous le feu de Pejak, une émanation iranienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan de Turquie. Enfin, plus tôt ce mois-ci, les militants ont pris en embuscade la voiture d'un député iranien alors qu’il conduisait dans la région kurde près de l'Irak.
Un général iranien a attribué ces attaques à des « groupes terroristes » soutenus par des « Etats réactionnaires », un terme souvent utilisé en Iran pour décrire l'Arabie saoudite. Mohsen Rezaei, un ancien Gardien de la Révolution commandant en chef et aujourd’hui membre dirigeant du très influent Conseil de Discernement, a publiquement méprisé l'Arabie saoudite pour son soutien à des « cellules terroristes » séparatistes parmi les Kurdes iraniens. M. Rezaei a affirmé qu'il détenait des preuves que les rebelles kurdes étaient sous le commandement de Riyad après que ceux-ci ont rencontré des responsables saoudiens à Erbil, en Irak. Le consulat saoudien a nié cette accusation. De la même façon, le Parti démocratique du Kurdistan d'Iran a nié avoir des liens avec les Saoudiens, mais a affirmé qu'il accueillerait désormais favorablement les négociations avec l'Arabie saoudite.
Les soupçons de l'Iran quant aux liens de l’Arabie saoudite avec les événements récents ont été alimentés en outre par le prince Turki bin Faisal, ancien chef du renseignement saoudien qui, lors de plusieurs déclarations ce mois-ci, appelait à un changement de régime en Iran. Le 9 juillet, M. Turki s’est exprimé lors du rassemblement annuel des Moudjahidin Khalq, un groupe dissident iranien en exil que l'Iran considère comme une organisation terroriste. Les Gardiens de la Révolution et les officiels iraniens ont unanimement condamné les déclarations de M. Turki, beaucoup déclarant que celles-ci confirmaient le fait que l’Arabie saoudite cherche à déstabiliser l’Iran.
Cela a fourni des arguments à ceux qui au sein de l'établissement du complexe sécuritaire de l'Iran appellent à plus de réponses militaires ou politiques, que ce soit au niveau international ou par des pressions internes en Arabie saoudite. D'autres factions au sein des sphères dirigeantes iraniennes préfèrent nettement un chemin plus patient vers la désescalade.
Que peut-on faire à présent pour empêcher ces tensions de déborder ?
Au minimum, les autorités saoudiennes doivent éviter toute action qui soutiendrait la thèse qu’elles complotent pour un changement de régime à Téhéran. L’Arabie saoudite doit faire preuve de prudence dans la façon dont elle développe ses relations avec des groupes kurdes armés, et les autorités iraniennes devraient cesser de provoquer l'Arabie saoudite. Pour leur propre bien, les deux pays devraient faire davantage pour répondre aux demandes légitimes de leurs groupes minoritaires qui sont de plus en plus exposés aux risques de radicalisation. L'Occident, quant à lui, devrait profiter de son alliance avec l'Arabie saoudite et de l’ouverture récente vers l'Iran pour mettre en garde les deux pays contre des mesures qui menaceraient la sécurité régionale.
Les citoyens du Moyen-Orient sont désespérément à la recherche d'un leadership régional qui serait un symbole d'espoir pour les générations futures plutôt que d’instabilité. L'Arabie saoudite et l'Iran pourraient faire un pas dans cette direction. Cependant la priorité est pour l’instant que chacun évite autant que possible d'interférer dans la sécurité intérieure de l'autre.

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