Israël-Palestine, une intarissable passion française

Pendant que les bombes pleuvent sur Gaza, la préoccupation profonde de la France pour le conflit israélo-palestinien divise la société française.

Un militant porte le drapeau palestinien devant le Palais Garnier à Paris pendant une manifestation en 2008. CC Ernest Morales/ Flickr

« Je ne veux pas qu’il y ait des conséquences possibles en France. Le conflit israélo-palestinien ne peut pas s’importer. » – François Hollande, 14 juillet 2014.

Les dénégations officielles sont légion et pourtant, la France est une nouvelle fois happée par l’engrenage de la violence qui déchire Israéliens et Palestiniens au Proche-Orient, comme en témoignent les brutales altercations survenues, les 19 et 20 juillet 2014 à Paris et Sarcelles, entre manifestants et forces de l’ordre après l’interdiction d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, qui déplorent des centaines de morts. Depuis la reprise de la confrontation et l’offensive Bordure protectrice lancée, le 8 juillet, par Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza, l’Élysée s’évertue contre vents et marées à rejeter l’importation du conflit en France, même si celle-ci est bel et bien à l’œuvre, aussi visible qu’explosive, et divise les Français avant toute autre crise régionale ou internationale. Marches pacifiques et militantes, tantôt pro-palestiniennes, tantôt pro-israéliennes, se sont succédé dans l’Hexagone depuis début juillet, rassemblant chacune des milliers de personnes.

Comment expliquer cette intarissable passion française pour un conflit en apparence lointain, étranger et complexe ? De quelles tensions et fractures internes ce dernier se fait-il l’écho ?

 

Un intérêt historique

L’usage du terme « importation » n’est sans doute pas approprié. De fait, la transposition du conflit israélo-palestinien sur la société française, et la polarisation qui en a découlé, sont plus anciennes. Elles font écho à d’autres épisodes de l’histoire nationale ayant provoqué de vives réactions, un emballement de l’opinion publique et une profonde division. Parmi eux les chapitres de l’affaire Dreyfus etde la collaboration de la France de Vichy avec l’Allemagne nazie.

« Je ne veux pas qu’il y ait des conséquences possibles en France. Le conflit israélo-palestinien ne peut pas s’importer. » – François Hollande, 14 juillet 2014.

Or l’écho du conflit au Proche-Orient n’a pas toujours atteint pareils sommets en France. À la suite du partage de la Palestine en 1947 et de la création de l’État d’Israël, jusqu’à la guerre des Six Jours en 1967, la cause palestinienne était relativement absente du paysage français et prise en charge par le monde arabe. Le débat était alors essentiellement centré sur le projet sioniste que la France soutenait. Dans leur majorité, les Français ont d’ailleurs soutenu Israël en 1967, tout imprégnés qu’ils étaient encore du souvenir de l’Holocauste, de la campagne de Suez en 1956 sur fond de décolonisation et de la guerre d’Algérie avec le rapatriement de milliers de Pieds-Noirs.

Les répercussions de la poudrière proche-orientale sont devenues plus aiguës à compter des années 1980, cristallisées autour d’une série de prises d’otages, d’assassinats et d’attentats ayant secoué la France en pleine guerre civile au Liban et dans le cadre de l’invasion militaire du Sud-Liban par Israël. On se souvient encore des actes contre des cibles juives, tel l’attentat de la rue Copernic contre la synagogue libérale en octobre 1980 et celui contre le restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers, dans le quartier du Marais, en août 1982. Ces derniers ne sont évidemment pas sans rappeler les attaques récentes contre plusieurs synagogues en France. Mais depuis les années 1990, une nouvelle dynamique est à l’œuvre : les violences associées au Proche-Orient ne sont plus l’œuvre d’acteurs et de commandos extérieurs, mais de citoyens français ayant graduellement internalisé le conflit. Les deux communautés juive et musulmane, très présentes en France et qui s’étaient, jusqu’à une certaine époque, retrouvées dans une lutte commune contre les différentes formes de racisme, de xénophobie et de discrimination, occupent désormais le devant de la scène en réponse aux événements régionaux.

 

Nouvel affrontement

La première Intifada (1987-1993), l’échec du processus de paix d’Oslo (1993-1995) et des négociations de Camp David II (2000), et la violation continue du droit international par l’État hébreu ont fait basculer l’opinion française un temps en faveur de la cause palestinienne, à l’instar d’une majorité de pays d’Europe occidentale et du monde. À l’automne 2000, le début de la deuxième Intifada achève de cliver les Français en dévoilant au grand jour l’intensité des perceptions négatives greffées sur l’impasse politique au Proche-Orient. Cette division prend un tour violent autour d’importantes manifestations et d’affrontements sur le sol français.

Près de quinze après, la mondialisation a fait son chemin et magnifié l’incidence du conflit en France par l’omniprésence des médias d’information et la montée des réseaux sociaux. Les passions communautaires se sont déchaînées sur la Toile au regard de ce nouvel été meurtrier, renvoyant à la radicalisation du conflit lui-même, entre des Israéliens toujours plus exaspérés et implacables, et des Palestiniens toujours plus extrêmes et désespérés.

Du côté juif, la peur est palpable, alimentée par la multiplication des actes antisémites : affaire de l’humoriste controversé Dieudonné, qui a tenté de repousser les limites de l’antisémitisme et du négationnisme ; enlèvement, torture et assassinat de jeune Juif Ilan Halimi par le « gang des barbares » en 2006 ; tuerie de Mohammed Merah à Toulouse en 2012, dont le meurtre de plusieurs enfants à l’école juive Ozar Hatorah.

Aux antipodes des prises de position sévères de certains intellectuels et citoyens israéliens au regard de l’actuelle escalade militaire et face à leur gouvernement, nombre de Français juifs perçoivent dans l’opposition à la politique d’Israël une forme contemporaine de judéophobie. Une minorité croissante d’entre eux a d’ailleurs franchi le pas et choisi d’émigrer vers la Terre sainte.

En un autre temps, la critique constructive de l’État hébreu trouvait toutefois d’importants relais parmi la communauté juive française. Emblème de cette époque, l’historien marxiste Maxime Rodinson, qui avait perdu ses parents à Auschwitz et publiait en 1967, dans la revue Les Temps modernes, son célèbre article « Israël, fait colonial ? », lui valant l’ire de ses coreligionnaires. L’intellectuel y appelait déjà courageusement à une négociation juste et équilibrée entre Juifs et Arabes, et à la fin de l’humiliation des Palestiniens.

 Le conflit israélo-palestinien, et israélo-arabe au sens plus large, demeure un vecteur privilégié de radicalisation en France.  

  La critique du sionisme est aujourd’hui moins répandue, même si une condamnation libérale de l’occupation et des colonies israéliennes a survécu, incarnée par exemple par le collectif Deux peuples, Deux États ou l’Appel à la raison des Juifs d’Europe (JCall). Avec d’autres, ces mouvements ont adopté une posture très critique, mais certes moins bruyante que par le passé, face à la crise de Gaza.

L’hostilité à l’égard d’Israël et des Juifs est devenue un élément intrinsèque de la définition identitaire de certains Français musulmans, d’origine maghrébine et africaine ou fraîchement convertis à l’islam, qui s’identifient à la cause révolutionnaire des fedayyin palestiniens aux prises avec une occupation illégitime – comme l’étaient, dans certains cas, leurs ancêtres – et un État colonisateur et assassin, comme l’était aussi la France à leurs yeux. La propension à s’identifier aux victimes des bombardements de Tsahal sur Gaza est plus élevée chez eux que leur empathie envers les victimes d’autres crises régionales, de la Libye à la Syrie, en passant par l’Égypte et l’Irak.

La progression du salafisme en France, dont la version extrême exhorte à la haine des Juifs et de l’Occident « mécréants » et « croisés », exacerbe encore ce repli. Mais il serait simpliste de considérer que cette aversion se cantonne aux seuls enfants de l’immigration, l’antisionisme déclaré et assumé – et confinant parfois à l’antisémitisme – étant plus diffus parmi la société française et en l’espèce réactif tantôt au militarisme israélien, tantôt aux positions de plus en plus pro-israéliennes et anti-palestiniennes de représentants communautaires qui ne font plus aucune distinction entre Israël et les Juifs, même à la face des mesures les plus dangereuses et indéfendables de Tel Aviv.

Il est fascinant d’observer comment l’extrême-droite en France, et plus particulièrement le Front national des Le Pen, plus puissant qu’aucun autre parti d’extrême-droite en Europe et connu pour ses remarques antisémites passées, est désormais explicitement pro-Israël. Selon ses dirigeants, Israël est en effet un État ethnique pour les Juifs, de la même manière que la France devrait être un État pour les Français authentiques.

Les pouvoirs publics seraient bien avisés de prendre sérieusement acte des débordements de violence pour relancer et rééquilibrer une diplomatie sinon partiale du moins insuffisante sur une question toujours clé et marquée par l’effondrement du processus de paix. Il s’agit aussi d’appréhender des enjeux de politique intérieure brûlants. Le conflit israélo-palestinien, et israélo-arabe au sens plus large, demeure un vecteur privilégié de radicalisation en France. Par sa transposition, il n’est finalement qu’un des symptômes du malaise grandissant qui s’est emparé de la nation, sur fond de crise économique et sociale sans issue et d’une remise en cause sans précédent du droit à la différence, cette version française du multiculturalisme.

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