Europe : des élections entre crise et subversion

Les partis d'extrême droite ont le vent en poupe à l'approche des élections européennes, mais leurs capacités d'union pour l'avenir restent limitées. 

Sur les 380 millions d’électeurs appelés aux urnes dans les 28 pays de l’Union européenne les 22-25 mai prochains, combien iront élire leurs 751 eurodéputés ? Très peu sans doute, et les sondages publiés ces dernières semaines parlent d’eux-mêmes : le désintérêt populaire pour ce nouveau scrutin est criant, profond, et l’abstention d’ores et déjà annoncée comme son véritable vainqueur – celle-ci était de 60 % aux dernières élections. Profitant de ce climat de crise et de désenchantement, les partis d’extrême droite, au nombre d’une soixantaine, ont opéré une indéniable percée sur le vieux continent, soulevant la question de leur représentation au sein du prochain hémicycle strasbourgeois.

Si tous les analystes ne s’accordent pas sur les chances qui sont celles de l’extrême droite européenne de décrocher un nombre significatif de sièges au Parlement, force est de constater que ce sont bien ses représentants, nationalistes et eurosceptiques, qui ont le vent en poupe et ont structuré les principaux thèmes du débat. Certains de ces partis ont d’ailleurs connu une ascension politique impressionnante, du résultat historique réalisé par le Front national (FN) de Marine Le Pen à la présidentielle française de 2012 aux 30 % d’intentions de vote pour le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). Si cette percée électorale venait à se confirmer, le phénomène ne serait pas sans conséquences pour l’Europe et son projet : ces forces,qui font des sociétés les victimes d’élites incompétentes et corrompues,se donnent toutes pour objectif de contrecarrer la construction européenne.

Au menu des divers thèmes de prédilection des partis d’extrême droite figurent bien entendu la récession économique, le chômage toujours en hausse et un niveau de vie rongé par la mondialisation et l’euro, coupables de tous les maux. À l’approche du scrutin, l’accent est néanmoins plus spécifiquement porté sur deux autres angoisses minant le cœur et l’esprit de nombreux citoyens : la crainte d’une perte d’identité et de culture des nations face à une Europe désormais devenue synonyme de négation des peuples et de porte ouverte à une immigration massive et le plus souvent hostile. À ce titre, « Schengen », l’élargissement à l’Est, l’ouverture au Sud, et le phénomène d’islamisation menaçant l’Europe constitueraient tout autant d’ennemis à combattre dans le cadre du prochain Parlement.

Il est indéniable que l’extrême droite est parvenue à surfer avec succès sur le désarroi socioéconomique ambiant, la crise de confiance de beaucoup d’Européens dans leurs institutions et leurs partis, de gauche comme de droite, sur l’illisibilité de l’UE, et sur une droitisation des opinions qui lui permet cette fois d’occuper le devant de la scène. Par le biais d’une adroite rhétorique antisystème, ses membres ont pu se positionner fortement, usant de discours idéologiques simplistes, manichéens, mais audibles par le plus grand nombre et tristement plus accrocheurs que ceux de leurs concurrents. Le succès de l’extrême droite s’étend actuellement de la France, avec le FN, jusqu’à la Hongrie autour du mouvement ultranationaliste Jobbik.

Pareille monopolisation du débat est d’autant plus manifeste qu’un certain nombre de partis traditionnels, inquiets d’une fuite de leur électorat, ont fait le choix de se réapproprier la plupart des thèmes classiques de l’extrême droite. L’Union pour un mouvement populaire (UMP) en France, par exemple, ne propose pas de sortir de l’espace Schengen, mais de le réformer, et évoque depuis des années une limitation nécessaire de l’immigration. Ce phénomène de récupération n’est pas nouveau en soi ; ce qui l’est davantage, c’est la nécessité pour des partis traditionnellement pro-européens et qui semblaient avoir dépassé le clivage pour ou contre l’Europe, de relégitimer son projet en le présentant comme seul vrai garant de la paix en Europe. Or ce discours n’a plus le même effet sur la jeune génération, à l’exception de celle à l’Est qui est aujourd’hui directement concernée par les répercussions de l’impasse ukrainienne, la poussée russe à ses portes, et appelle à une solidarité renforcée entre États-membres.

Doit-on, en définitive, escompter un résultat historique pour l’extrême droite et l’apparition d’un groupe parlementaire spécifique à Strasbourg, doté de moyens substantiels pour peser sur la décision politique en Europe ? Vraisemblablement, les partis nationalistes et populistes obtiendront plus d’eurodéputés à ces élections qu’en 2009. Le FN est d’ores et déjà annoncé en tête des intentions de vote en France (24 %) devant l’UMP et le Parti socialiste. Il pourrait, dans un tel cas de figure, se doter d’une vingtaine de représentants au Parlement contre trois à l’heure actuelle. Or, si l’unification de l’extrême droite permettrait à ses représentants de disposer d’une identité propre et d’en tirer des avantages conséquents (financements, bureaux, dépôt d’amendements, accès aux commissions parlementaires), il s’agira là d’un exercice a priori difficile.

Et pour cause, sous un même répertoire europhobe, xénophobe et islamophobe, les forces d’extrême droite demeurent très disparates et marquées par des divergences idéologiques considérables. Elles se trouvent également en concurrence. L’Alliance européenne pour la liberté, présidée par Le Pen et qui rassemble sept partis – FN, Parti pour la liberté néerlandais (PVV) de Geert Wilders, qui comparait le Coran au Mein Kampf d’Adolf Hitler, Vlaams Belang belge, Parti libertaire autrichien (FPÖ), Ligue du Nord italienne (LN), Parti national slovaque (SNS) et Parti des démocrates suédois (SD) – s’oppose ainsi à un bloc du même type, l’Alliance européenne des mouvements nationaux, qui réunit des partis réputés encore plus extrémistes et avec qui le FN ne veut officiellement aucun lien. Or le FN est lui-même rejeté par l’UKIP pour avoir « l’antisémitisme dans son ADN ».

Au-delà du scrutin et de ses résultats, la question portera ainsi plutôt sur la capacité de ces partis à ratisser large dans les rangs du futur Parlement et à rallier vers eux le nombre le plus élevé d’eurosceptiques, tout en banalisant leur discours grâce à une démobilisation citoyenne grandissante, plus grand danger auquel fait face l’Europe.

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