Enfin, les planètes s’alignent pour une défense européenne

Il semble que l’idée de réserver une partie des budgets nationaux à dépenser de manière collaborative pourrait finalement décoller.

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Il semble que l’idée de réserver une partie des budgets nationaux à dépenser de manière collaborative pourrait finalement décoller.

Le couple semblait, si ce n’est rayonnant, au moins soulagé et détendu alors qu’il émergeait face aux caméras. La chancelière Merkel et le président Macron, qui se sont rencontrés à Berlin le 15 mai, lendemain de l’investiture de ce dernier, pourraient ne pas s’être encore mariés. Mais tout ce qu’ils ont dit confirme les nouveaux espoirs partagés : la vague de nationalismes destructeurs en Europe est finalement en phase de reflux, l’Union est de nouveau prête à avancer et chacun trouvera en l’autre le partenaire dont il a besoin pour relancer l’indispensable moteur franco-allemand.

Il n’a été que brièvement fait mention des questions de sécurité et de défense – et tout dépend bien évidemment de la capacité du couple à sceller un accord économique dans lequel les réformes françaises correspondent à une plus grande flexibilité allemande. Mais relancer le « projet » de défense européenne sera tout de même une des premières priorités partagées. En effet, le candidat Macron a affirmé dans son discours à l’université Humboldt en janvier dernier que la situation géopolitique actuelle offre une « opportunité unique » pour des progrès décisifs.

La première de ces conditions est la reprise globale des dépenses de défense en Europe depuis qu’elle a atteint son point le plus bas en 2014. La deuxième, non sans lien, est la détérioration de l’environnement sécuritaire à l’est et au sud de l’Europe, mais aussi au cœur de ses villes. La troisième est le Brexit : le départ des Britanniques, force obstructionniste, libèrera la coopération en matière de défense d’un frein et d’un alibi. Et la quatrième est l’arrivée du président Trump et ses exigences aux Européens qu’ils relèvent le niveau de leurs investissements en matière de défense. Si les Européens veulent échapper à la pression sommaire et irréaliste de dépenser 2% de leur PIB pour la défense, alors ils feraient mieux de démontrer rapidement une meilleure utilisation de leur argent – soit, en vue de la réalisation de l’agenda de défense européenne.

Si l’environnement géopolitique semble favorable à des progrès en matière de défense, c’est aussi le cas de l’état du débat à Bruxelles. En ce qui concerne la défense, l’argent, le pouvoir et l’autorité décisionnelle se trouvent dans les capitales nationales. Mais Bruxelles ne peut pas s’empêcher de préparer la voie pour le progrès – et c’est ce qu’elle fait depuis plusieurs années grâce à l’élaboration d’une « stratégie globale » européenne, et ensuite avec le développement d’idées pour lui donner de la substance en matière de défense.

Les élites de la défense sont par nature conservatrices – après tout, leur raison d’être est de défendre le statu quo.

En fait, il existe deux séries d’idées : la première émanant de Federica Mogherini, la cheffe de la politique étrangère européenne, et la deuxième de la Commission, toutes deux publiées l’automne dernier. Les travaux de Federica Mogherini remettent le concept de « groupes pionniers » à l’ordre du jour. A en croire le récent « sommet de Versailles » à quatre, l’Italie et l’Espagne sont prêtes à s’y engager si la France et l’Allemagne peuvent proposer un projet commun avec plus de partage de leurs efforts et ressources de défense.

Les idées de la Commission sont plus innovantes, mais aussi plus controversées. La proposition de commencer par investir des sommes importantes du budget de l’UE dans la recherche en défense – près d’un demi-milliard d’euros par an – a été largement accueillie de façon positive jusqu’à présent.

Cela semble plutôt logique dans la mesure où il s’agit « d’argent gratuit » – et il faudra surveiller les réactions des États membres lorsqu'ils deviendra plus clair que d'autres programmes européens devront être supprimés, en échange.

La deuxième idée – les Etats membres devraient confier à la Commission une part de leur budget national de défense pour qu’elle soit dépensée en investissements communs – est accompagnée de deux mesures visant à l’édulcorer. Tout d’abord, ces sommes seraient exclues des calculs de la Commission concernant les critères de Maastricht. Ensuite, ces fonds d’investissement communs pourraient être complétés par le financement de leur dette, que ce soit par d’autre institutions européennes ou par les marchés.

A Berlin, Emmanuel Macron a soutenu avec enthousiasme cette proposition. Mais n’est-ce pas logique pour un Français ? Tandis que les Allemands, en tant qu’Allemands, ne peuvent pas s’enthousiasmer pour un projet qui bénéficierait à la défense aux dépens de la discipline fiscale nationale. Il y aura donc des discussions intenses si l’on veut parvenir à une posture commune franco-allemande sur cette proposition. Heureusement, l’Agence européenne de défense (AED) vient de publier un projet alternatif qui a été bien accueilli et qui prévoit de gérer ces fonds d’investissement communs sans financement de la dette.

Quoi qu’il en soit, il semble que l’idée de réserver une partie des budgets nationaux à dépenser de manière collaborative pourrait finalement décoller. Si c’est le cas, cela représentera un tournant important dans la longue impasse entre les forces irrésistibles de la logique et la rhétorique politique qui soutient l’intégration pour la défense européenne, et l’inébranlable réticence que leur opposent les élites nationales de la défense.

C’est cette réticence qui explique les maigres progrès accomplis par le projet de défense européenne dans les deux décennies qui se sont écoulées depuis son lancement. Après tout, l’argument intellectuel en faveur de plus d’intégration en matière de défense – les gains de sécurité et d’efficacité qu’elle entraînerait, le besoin de mettre un coup d’arrêt à l’érosion d’une part capitale de l’industrie et de la technologie européenne – a gagné depuis longtemps. Il n’y a aucun mystère non plus en ce qui concerne ce qui doit être fait spécifiquement : le long agenda détaillé accepté par le Conseil européen en décembre 2013 n’était qu’une des nombreuses récapitulations de ce qui doit être fait. Le problème sous-jacent est l’échec des dirigeants nationaux à s’attaquer à la puissance de résistance et d’inertie de la machine, et même peut-être à la comprendre.

Le poids de cette « inébranlable réticence » a deux raisons : les intérêts particuliers et la culture. Il n’est pas nécessaire de développer la première : les structures nationales coûteuses et redondantes sont essentielles à quantité de perspectives de carrière individuelle et de marges de profit sur tout le continent. Et bien évidemment, les dirigeants politiques y sont aussi pour quelque chose en traitant souvent le budget national de défense moins comme une ressource pour protéger les citoyens que comme un argument électoraliste afin de gagner des voix.

L’argument culturel est peut-être plus difficile à évaluer bien qu’il soit peut-être plus important. Les élites de la défense sont par nature conservatrices – après tout, leur raison d’être est de défendre le statu quo. Elles ont une profonde aversion du risque, et sont toujours vigilantes à tout nouveau développement qui pourrait constituer une menace. Elles ne peuvent pas s’empêcher de faire part de suggestions pour faire les choses autrement grâce à des listes de problèmes et d’inconvénients, et concluant que, dans le meilleur des cas, une étude plus approfondie est essentielle. C’est dans leur nature.

En d’autres mots, tout cela n’est pas suffisant pour mettre la machine en marche. Comme pour un vélo d’appartement, l’inertie et la résistance l’amèneront bientôt à faire à nouveau du surplace à moins que le coureur ne continue à pédaler. Ce n’est pas suffisant que les hommes politiques « dédient des équipes à l’étude des options » pour x ou y. Ils doivent demander des projets spécifiques et détaillés, qu’il sera possible de monter avec l’hypothèse que x ou y va réellement arriver. Ils doivent fixer des échéances, et évaluer les progrès, de façon agressive. Sinon même le meilleur programme d’action, présenté de façon cohérente, connaîtra la même fin que l’agenda du Conseil européen de décembre 2013 : enterré et oublié.

Emmanuel Macron a raison : l’Europe, avec la France et l’Allemagne à sa tête, font face à une « opportunité unique » de réaliser une réelle avancée sur la défense européenne. Sa propre arrivée à l’Elysée complète un alignement propice des planètes qui ne s’est pas réalisé depuis plusieurs années. Mais faire des déclarations en faveur de nouvelles politiques ne sera pas suffisant : obtenir de réels changements nécessitera de pédaler constamment. Entendre le président Macron et la chancelière Merkel tenir les mêmes propos et parler de confiance nous a fait du bien. Et il était encore plus agréable de les entendre parler d’emplois du temps et d’échéances. Ils doivent désormais se tenir prêts à un défi de gestion qui s’annonce rude.

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